Bataille de Waterloo - détails 1 à 7
Maja Polackova
Pour
Jacques De Decker
L'hommage de Maja POLACKOVA met en exergue la capacité de connexion de Jacques De Decker, ses multiples appétits, son amour de l'art et des artistes, ses engagements philosophiques aussi. Voici donc une suite de tableaux de Maja Polackova racontant la bataille de Waterloo et dénonçant toutes les guerres, ainsi que le texte de JDD Les petits hommes plats à Waterloo, tels qu'ils ont été reproduits dans la monographie Maja Polackova éditée par Didier Devillez en 2009. Un cri conjoint contre toutes les guerres.
Merci à Irina De Decker pour son autorisation à reproduire les textes de son père.
images © Maja Polackova.
Texte de Jacques De Decker
1
Là où les petits hommes plats sont forts à leur affaire, c’est au jeu de la guerre. Car le soldat non plus ne doit pas trop se distinguer de son semblable. On s’efforce au demeurant de l’empêcher d’en faire à sa guise. À commencer par l’apparence. Plus question, pour un soldat, de porter un chapeau qu’on ne lui ait pas imposé d’autorité. Vous voyez cela, un régiment dont tous les couvre-chefs seraient différents ? L’un porterait un béret basque, l’autre un chapeau-claque, un troisième une casquette, un quatrième un bonnet qui lui descendrait jusqu’aux oreilles, et ainsi de suite. Un vrai vestiaire d’église, puisqu’à l’office, il faut qu’on se présente nu-tête. A l’armée, la nudité de caboche est déconseillée. C’est fou ce que ça s’amoche vite, une caboche sans couvre tête. La coiffure gagne à avoir du répondant. Pas de laine, pas de feutre, du solide, du résistant. Un couvercle de casserole, voire une casserole amortissent déjà mieux les impacts. Mais, uniformité oblige, les soldats ont droit à des casques. D’où la question, qui prédestinerait les petits hommes plats à être de vaillants soldats : et s’ils avaient des casques de naissance ? S’ils étaient nés casqués, comme on dit que certains naissent coiffés ? A-t-on vraiment creusé la question. Elle nous induirait à penser que les petits hommes sont de fortes têtes.
D’où peut-être leur propension à se livrer à des déploiements de force. L’occasion la meilleure est offerte par les batailles. Ou plutôt : elle l’était. Au temps où les batailles opposaient cohortes d’individus à cohortes d’individus. Dans les espaces délimités, dans des cadres précis. Des paysages dégagés, propices aux opérations militaires. Elles se choisissaient des décors naturels adéquats. De vastes étendues vertes, gazonnées, dégagées surtout, où les bataillons pouvaient s’avancer en rangs serrés, même s’ils abordaient les vallonnements selon leurs dispositions diverses. Ce qui faisait ressembler leur progression à celle d’une lente marée. Une marée humaine, bien sûr, où chacun oubliait son individualité pour mieux se fondre dans le flux.
Une bataille qui marqua particulièrement les mémoires, parce qu’elle correspondit parfaitement à cette logique, et donc aussi à cette esthétique, fut celle de Waterloo. Car Waterloo, à la différence de ce que dit le poète – qui pourtant visita le site, et devait précisément savoir de quoi il en retournait – n’est pas vraiment une plaine, et n’est certainement pas morne. La localité séduit par ses galbes et ses ondulations. On songe plutôt à un autre poète, qui s’y aventura lui aussi, et prit acte de ces ondoiements. Waterloo fait songer à la géante assoupie qu’il évoque dans ces poèmes, où des hommes minuscules arpentent une anatomie tout en courbes qui leur donnent le vertige. Ce qui ravit les petits hommes plats lorsqu’ils se disposent en régiment, c’est que ça leur donne du volume. Et le cœur au ventre pour s’égayer dans les grands corps des dames.
2
La question, dans la vaste mêlée guerrière, c’est de savoir qui on est. Dans son camp, d’accord, il vaut mieux ne pas s’en soucier. On est pierraille dans le gravier, grain de sable dans la plage, goutte d’eau dans la mer. Mais face à l’autre, il s’agit de ne pas confondre ! L’un est l’un, l’autre est l’autre, pas de demi-mesure. De chaque côté, on est les bons. Et il est entendu que ceux d’en face sont les mauvais, tous, sans exception. Et pour qu’on n’y revienne plus, il est bon d’annoncer la couleur. S’en revêtir est encore la meilleure méthode pour l’affirmer. À cet effet, le bleu et le rouge passent pour marquer le mieux la différence. Parce que ce sont des couleurs sanguinaires ? Parce que, de plus, le sang bleu désigne ceux qui sont du côté du manche, et le rouge les détenteurs de la cognée. A Waterloo, les choses ne se passaient pas dans ces termes. D’un côté, il y avait le revenant au chapeau de travers, qui avait surgi lorsqu’on ne l’attendait plus, et que tous les autres étaient bien décidés à évacuer une fois pour toutes. On imagine le massacre que ça avait donné.
La détermination des coalisés était féroce. Des nations très diverses, qui avaient eu maille à partir les unes avec les autres, mais qui cette fois étaient prêtes à oublier tous leurs différends pour éliminer l’intrus, n’avaient plus le moindre œuf à peler les unes avec les autres, formaient bloc, tous les combattants renonçant à leurs signes distinctifs pour ne plus se retrouver que derrière un seul étendard, celui des adversaires résolus du revenant. Jamais sur un champ de bataille on n’avait vu une plus gigantesque démultiplication de petits hommes plats venus des quatre coins du continent. Tous prêts à en découdre !
Les autres n’étaient pas moins décidés. Les partisans de l’homme au chapeau de travers en avaient vu d’autres, ils avaient confié leur sort au chef depuis si longtemps qu’ils ne s’imaginaient pas faire autre chose que marcher dans le sillage de celui qu’il tenaient pour un grand homme, même s’il n’arrivait pas à l’oreille de la plupart d’entre eux. On imagine la mêlée ! Ou plutôt, on n’imagine pas. Elle n’a pas duré des plombes. Trois jours, en gros. Mais qu’est-ce qu’il s’en est étalé, des petits hommes plats ! D’abord, ils se sont pourfendus les uns les autres, à l’arme à feu, puis à l’arme blanche. Vu de loin, et c’était là qu’étaient ceux qui se tenaient à carreau sous prétexte de diriger les opérations, on aurait dit une grosse pelote sanguinolente et multicolore qui finissait par se confondre avec le sol. Aplatis, qu’ils étaient tous, les petits hommes plats. Plus plats que cela ils n’avaient jamais été. Plus des héros qu’ils étaient, des zéros un point c’est tout.
3
Soyons honnêtes, tout de même. Il y en avait qui restaient debout plus longtemps. Parce qu’ils se serraient l’un contre l’autre, flanc à flanc, comme les footballeurs font devant le but au moment des coups francs. C’est pas dit qu’ils étaient encore tous vivants quand ils faisaient front de la sorte. Commode de rester vertical quand des camarades vous soutiennent de chaque côté. Mais si un boulet vous avait arraché la tête, même casqué, ça faisait comme un vide. N’empêche, un beau dernier carré d’hommes plats qui ne se rend pas peut avoir de l’allure. Surtout quand on les provoque. On a entendu un homme plat qui ne se laissait pas en imposer dire sa façon de penser à l’adversaire, plus fort et plus nombreux. Il a dit un gros mot, très gros, si gros même qu’il lui a valu d’entrer dans l’histoire.
Mais l’histoire ne se fait pas qu’avec des mots, elle se nourrit surtout de morts. Il en est tombé par milliers au cours de cette grande mêlée de petits hommes plats. Ils se sont mis à joncher le sol en un grand désordre. Ils prenaient des poses qui n’étaient plus de leur cru. Finies, les belles postures où ils étaient à leur avantage, les figures de danse, les acrobaties auxquelles ils se livraient si volontiers. Cette fois-ci, c’était la camarde qui menait le jeu, et elle a plutôt un faible pour l’anarchie, voire le chaos. Un tapis de défunts a recouvert les champs, les chemins et les fossés, et ils n’étaient pas vraiment beaux à voir. Eux qui avaient été découpés dans le papier journal ont été livrés à la gigantesque broyeuse. Le dieu du carnage avait frappé. Bientôt, ils se confondraient avec le sol, l’imprégneraient de leur suc, de leur sang. Un sang d’encre, bien entendu.
Jacques De Decker
Détails, de Maja Polockova
(détail 1)
(détail 2)
(détail 3)
(détail 4)
(détail 5)
(détail 6)
(détail 7)
© Maja Polackova