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Du rôle fondamental de la passerelle

Philippe Remy-Wilkin

Pour 

Henri Vernes

J’ai rencontré Henri Vernes et Bob Morane très tôt et par le plus grand des hasards. Quel âge pouvais-je avoir quand j’ai commencé à découper l’adaptation en bandes dessinées des Masques de soie, réalisée à la demande du magazine Femmes d’aujourd’hui? Moins de dix ans. J’ai conservé ces pages, qui ne mentionnent aucune date mais laissent filtrer l’un ou l’autre indice. Le numéro 1118 permet de situer l’aventure dans les dernières salves prépubliées par le magazine féminin. Or, à scruter Wikipédia, elles se seraient étalées entre 1962 et 1967. Pourtant, le roman correspondant a été édité en 1969. Sur la première planche, une apparition des Beatles, un écho de la Beatlemania renverraient avant 1966.

Ces pages, rassemblées amoureusement, ne m’ont jamais quitté et ont profondément imprimé mon imaginaire, certaines cases de Gérald Forton (le petit-fils de Louis, l’auteur des Pieds-Nickelés) relèvent quasi du fantasme.

Ainsi mis en appétit, j’ai un jour entamé la lecture des romans, collectionnant les Marabout durant ma dernière année primaire. J’ai conservé la petite feuille jaune avec la liste de mes lectures d’alors. En un an, j’avais lu 48 tomes de Bob Morane, débutant par La vallée infernale et terminant sur Terreur à Manicougan. Je soulignais mes épisodes préférés: Les yeux de l’Ombre jaune, Les guerriers de l’Ombre jaune, Les masques de soie, Rendez-vous à Nulle-Part, L’archipel de la terreur, Commando épouvante, Le diable du labrador. Sans doute étais-je amoureux de miss Ylang-Ylang ou de Tania Orloff, la nièce de l’Ombre monstrueuse. Je rêvais d’aventures à Macao ou au milieu des dinosaures, de Paris, de baies, de grand large. Je me souviens de matinées estivales où je me réveillais, empoignais un nouveau livre et ne me levais qu’à la fin du récit.

Une passion! Brève mais intense. Qui a changé ma vie. Définitivement. C’est que… Je racontais des histoires depuis mes six ans, sous forme de bandes dessinées ou de feuilletons réalisés avec de petits soldats. De temps à autre, j’avais esquissé tel ou tel récit sans images mais quelques pages à peine. La rencontre de Bob Morane allait provoquer une révolution dans mes activités. Ou la perception du travail de l’auteur, telle ou telle interview? J’ai entamé la confection d’un dictionnaire rassemblant tous les beaux mots croisés (“lagune”, “béance”, “casemate”, “excavation”, etc.) puis j’ai établi une liste des variantes de “dit-il”, des dizaines de possibilités, qui allaient aiguiser mon sens de l’observation, de la nuance: “rétorqua-t-il”, “soliloqua-t-il”, “chevrota-t-il”, “s’enquit-il”, etc. Et, surtout, je débutais, en fin de cycle primaire, mon premier roman, 75 pages, tapées à la machine et réinventées durant les vacances, qui serait suivi d’un autre, de 125 pages découpé cette fois en chapitres, et d’autres encore.

En clair? Henri Vernes m’avait à ce point bousculé, enthousiasmé, envolé définitivement vers l’Ailleurs que je passais du jeu à la professionnalisation, à son essai. Son Morane avait récupéré un élan qui venait de plus loin mais il l’avait propulsé, élargi, mythifié. En fallait-il des qualités ! Des qualités d’écriture et de narration, une capacité à mettre en appétit, à faire rêver.

Et pourtant… Honte à moi! En première année secondaire, je m’ouvrais de ma passion à ma professeure de français, elle démolissait Morane, m’assénant des “Clichés!” et autres flèches empoisonnées, et… je suspendais illico mes lectures. Quand elle eût dû partir de mes goûts d’alors pour les incurver en me suggérant Jack London, Stevenson ou Golding… Je ne me pardonnerais jamais, avec le recul, ce reniement digne d’un lamentable Saint-Pierre.

Après avoir été l’enchanteur d’un lecteur enfiévré et le catalyseur d’un auteur en gestation, Henri Vernes me ferait à tout jamais méditer sur la fragilité des trajectoires, le rôle des rencontres et des influences, la dangerosité de l’autorité et de la pédagogie péremptoire.

J’allais, heureusement, retrouver mes esprits et m’éloigner du formatage institutionnel. J’étais certes engagé désormais sur d’autres rails romanesques mais je réintégrais Henri Vernes dans mes fondations, avec reconnaissance et admiration, jusqu’à lui offrir mon frère cadet puis mon fils comme disciples. Comme si leur initiation aux lettres, aux voyages, à l’aventure ne pouvait faire l’impasse sur Bob Morane ou, mieux même, devait s’ancrer dans la foulée des Dacoïts. Henri Vernes, donc, passait le cap des générations, je le découvrais au plus près. Et je me réjouirais, un jour, quand mon frère, devenu conservateur de musée, l’inviterait et lui dédierait une exposition. À Tournai, là où l’auteur avait passé sa prime jeunesse.

Henri Vernes au musée! Mais justement et encore! Devenu auteur, j’ai découvert que bien des pointures du microcosme lui vouaient un culte et le revendiquaient. Un très littéraire et intimiste Francis Dannemark, un très cérébral et moderne Daniel Fano… Et, un jour… L’Académie royale! Je suis assis et j’observe le vieil homme sur scène (il a alors plus de 90 ans), nous sommes très nombreux et nous applaudissons à tout rompre. Une conférence! Dans le saint des saints des lettres belges. Et, autour d’Henri Vernes, Jacques De Decker, Jean-Claude Vantroyen ou Jean-Baptiste Baronian, au micro de Jean Jauniaux, sont redevenus de petits lecteurs en culottes courtes. Je suis ému, bouleversé même. Et ce moment de grâce, de naïveté au sens le plus idéal du terme, me rapproche d’un coup d’un JDD perçu jusque-là comme une statue du Commandeur. Mais c’est une autre histoire…

Henri Vernes au musée! Ou dans une thèse à venir sur notre identité? C’est qu’une observation en surplomb de nos auteurs renvoie à une impression. La Belgique est-elle le pays européen qui a offert le plus de mythes à l’ère moderne? Thyl Ulenspiegel, bien sûr mais Tintin et Bob Morane aussi. Spirou, Gaston Lagaffe, les Schtroumpfs? D’où nous vient cette prédisposition? Qui est peut-être l’envers d’une lacune. Mais toute infirmité surmontée rend plus fort. Qui pour analyser le terreau qui escamote peut-être la clé d’une âme belge?

© Pablo Garrigos Cucarella

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