Au revoir, Irène
Edgar Szoc
Pour
Irène Kaufer
Ce midi, on a dit au revoir à Irène mais on s'est surtout promis de se revoir longtemps en son honneur. C'était triste, mais c'était tellement plus que ça. Être à sa hauteur n’était pas une mince affaire. Merci à Julie, Florence, Rosine et Croque Madame d’y être parvenues!
Ce midi, en ayant l’occasion de lui dire ceci, j’ai découvert qu’on pouvait être en même temps très triste et très fier.
Bouche-toi les oreilles, Irène, on va encore dire du bien de toi!
Tu n’aurais pas aimé sans doute ce déluge unanime de compliments univoques.
Mais de toute façon, tu aurais encore moins aimé que quelqu’un d’autre que toi dise ce que tu aurais aimé ou pas. Tu l’aurais d’autant moins aimé qu’il y avait souvent quelque chose d’unique et d’imprévisible dans tes goûts et tes dégoûts.
Étymologiquement définir, c’est limiter: voilà sans doute pourquoi la tâche paraît si difficile dans ton cas. Dès que je pense à un terme pour te décrire, son opposé me paraît tout aussi adéquat. Ce n’est pas vrai pour tout, bien sûr. Irène était intelligente, Irène était sensible, Irène était droite, Irène était drôle. Tout cela, elle l’était intégralement et sans contrepartie. Mais pour le reste, c’est autre chose.
Irène était tendre. Mais qu’est-ce qu’elle pouvait être rosse. Irène était engagée jusqu’au cou, mais elle gardait toute sa tête. Y compris pour jeter un regard critique sur les mouvements auxquels elle offrait toute son énergie. Irène était une grande dame… et une toute petite fille. Que j’ai si souvent eu envie de serrer dans mes bras. Elle se fichait du qu’en-dira-t-on mais portait au creux d’elle une faim inapaisée d’être aimée. Ta pudeur était infinie et pourtant, qu’elles sont nombreuses celles que tu as touchées au plus profond de leur âme. Tu n’as pas voulu être mère, Irène, et regarde les centaines d’orphelines que tu laisses aujourd’hui. Et puis, comme l’a si justement écrit Caroline Sägesser, Irène réussissait le tour de force d’être à la fois indéfectiblement fidèle à ses engagements et à ses amitiés, et totalement libre.
Qui ne la connaissait que de loin l’imaginait sans doute toute d’un bloc, alors qu’elle était un bloc de fêlures obstiné. Il m’est arrivé plusieurs fois de me demander comment diable tout ça pouvait tenir ensemble. Tu étais solide comme un roc écorché, délicate comme un bulldozer en porcelaine et surtout fragile comme une plume en acier trempé.
C’est sans doute pour toutes ces raisons que, quel que soit le lieu où tu apportais ton inépuisable énergie, tu te plaisais plus à la marge que dans le noyau. Mais pas la marge facile et confortable du “tous pourris” et de l’anti-système! Non, la marge vigilante et exigeante qui voudrait que les personnes et les institutions soient à la hauteur de leurs promesses et des valeurs qu’elles proclament. Le service médiation de la RTBF en sait quelque chose…
Je ne connais pas bien les parades amoureuses des hérissons, mais pour peu qu’elles existent, elles doivent ressembler à nos premières rencontres. Ça a vraiment commencé, il y a une quinzaine d’années, le jour où, invité à discuter de la place des hommes dans le mouvement féministe, j’avais pris exactement sept secondes sur les dix minutes qui m’étaient allouées pour déclarer solennellement que le rôle des hommes là-dedans, c’était de préparer le café pour les réunions. Mais du bon café, hein! Puis je t’avais laissé la parole pour vingt minutes beaucoup plus intéressantes.
Tu n’étais pas dupe du coup d’éclat et de la fausse modestie. Tu n’étais jamais dupe de grand-chose, d’ailleurs. Mais ça t’avait amusée. Et tu m’as évidemment proposé d’aller boire… un café. On a très vite senti qu’on s’aimait bien mais on a aussi rapidement senti qu’on n’était pas très doué pour se le dire. On a heureusement fini par y arriver.
Ici, tu me demanderais peut-être d’ajouter des points d’ironie: c’est bien connu, les féministes dans ton genre détestent les hommes. De deux choses l’une, dès lors. Soit tu n’étais pas tout à fait féministe, soit je n’étais pas tout à fait homme. Quelque chose me dit que je vais avoir du mal à convaincre cette assemblée de la vraisemblance de la première hypothèse. Il faut donc que je me résigne à la seconde.
La résignation est d’autant plus facile qu’elle fait écho à cette phrase que tu aimais citer de ta chère Françoise Collin: le féminisme ce n’est pas le devenir homme des femmes ou le devenir femme des hommes, c’est le devenir autre des femmes et des hommes.
Sans le vouloir, sûrement, sans le savoir, peut-être, tu m’as aidé à devenir autre. Les innombrables réactions à ton départ montrent que je suis loin d’être le seul. Au nom de ces centaines de femmes, d’hommes, de ni l’un ni l’autre et toutes la gamme entre les deux, merci de nous avoir ouvert les possibilités de cet autre en devenir, que nous continuerons à chercher en tâtonnant.
Si tu y tiens, tu peux maintenir tes oreilles fermées, mais ouvre au moins encore une fois les yeux et emporte avec toi tous nos sourires embués de gratitude.