Autour de toi
Eva Kavian
Pour
Francis Dannemark
On est là, Francis, autour de toi. Et pour une fois on ne t’entend pas. Tu es entré en silence, toi qui parlais tant et si bien. Après quelques années, à te retirer peu à peu du monde, tu as fini par disparaitre. La dernière fois que je t’ai vu, tu étais un oisillon, un corps qui se réduisait. La dernière fois que je t’ai entendu, dans un souffle fragile, tu as dit « je t’embrasse ». Et depuis je te lis, je te relis, je t’entends, j’entends ta voix, tes peines et tes rêves, dans chacun de tes textes.
Des articles parlent de toi comme d’un écrivain discret. Ce n’est pas cette image que je garde. Je garde celle de l’éditeur exigeant, de l’auteur parfois blessé, de celui qui aurait aimé être mieux et plus vu, et qui n’en faisait qu’à sa tête. Tu n’avais pas ton pareil, pour épuiser autrui, pour te mettre les gens à dos, pour persévérer, t’acharner. Je fais partie des auteurs que tu as sortis du néant, que tu as publiés, fait grandir, de ton regard bienveillant, courroucé, intransigeant ou enthousiaste, désabusé, amer ou plein d’espoir.
Je garde surtout le souvenir de l’ami, qui appelait à toute heure, sans se soucier de ma disponibilité. L’ami qui ne se déplaçait pas, qui ne quittait pas sa maison, mais qui entrait dans la mienne, en affichant sans cesse son nom sur mon écran. Tu parlais d’un film que tu venais de regarder, d’un morceau de musique, du nouvel an chinois auquel tu me conviais, tu parlais de moins en moins des livres, parfois il était question de phasmes, de Confucius ou de ce que Robert avait lu dans tes cartes, et souvent d’un amour sans retour, du rêve d’une histoire que tu pourrais enfin davantage vivre que rêver.
Je garde aussi le souvenir de ces heures à retravailler un manuscrit, au milieu de tes enfants, de tes stagiaires, parmi les appels que tu donnais ou recevais. Je partageais avec vous un plat de pâtes dans lequel tu n’avais pas grand-chose à mettre, le plus souvent, au temps où tu organisais pourtant les festivals littéraires les plus onéreux de Belgique francophone. Ah oui, Francis, tu t’es fait des ennemis, et ils vont tous faire ton éloge maintenant. Mais si le monde littéraire belge doit plus qu’il ne le pense à l’écrivain, à l’éditeur et à l’organisateur d’événements que tu étais, je ne suis pas ici, moi, pour faire ton éloge. Juste pour te dire merci, pour ce que tu as éveillé et nourri en moi, pour te dire que j’ai aimé, ces heures infinies de conversations téléphoniques, à refaire le monde. C’était une étrange amitié, Francis, étrange et vivante, une amitié qui me nourrissait et parfois m’épuisait, et qui te permettait, je pense, de te sentir un peu moins seul.
Tu étais prêt, m’as-tu dit quelques semaines avant. Tu t’étais relié à ceux qui comptent, à ce qui compte. Mais ton propre avenir avait perdu son sens. Déjà, tu avais vécu. Tu t’étais éloigné du grand cheval et du vieux chien de tes poèmes, et tu avançais seul, le long de la dernière plage, entouré de tes poissons rares. Te voilà emporté par la vague que tu attendais, et je sais qu’elle a emporté également tes tourments, tes blessures, ces putains d’écorchures, ces chagrins que tu alimentais, que tu construisais parfois, et contre lesquels, pourtant, tu as tellement lutté.
Ça va être compliqué, Francis, de vivre sans ta voix.
Ceux qui prennent beaucoup de place laissent un grand vide.
Et moi aussi, Francis, je t’embrasse.