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Ce qui s’appelle le charme

Jacques De Decker

Pour 

Jacques Crickillon



Lettre de Jacques De Decker à Jacques et Ferry (mars 1979)


Chers Jacques et Ferry,


Voici les quelques notes sur mon poète préféré, en attendant que le loisir me soit donné, un jour, de lui consacrer l’essai qui me démange…


Je vous embrasse


Jacques.







Retranscription


Ce qui s’appelle le charme


Pourquoi ce plaisir à chaque fois renouvelé, depuis la lecture des premiers poèmes de Jacques qu’il me fut donné de lire? D’où me vient cette émotion au sens large, ce semblant d’angoisse délicieux, comme un coup de foudre à répétition qui m’est asséné à chaque page, à chaque verset, à chaque mot? Loin de toute considération docte, de précautions oratoires de critique professionnel, je voudrais, en quelques mots, au risque de déflorer mon plaisir, dire ce qui, tout simplement, dans la poésie de Crickillon m’agrée.

Il me paraît d’abord que c’est son art du suspens. Un vocable n’est, chez lui, jamais clos, il est saisi au maximum de son rayonnement, et, de ce fait, dans le texte, après avoir été posé, puis saisi, vibre encore. Il retient l’oeil qui, pourtant, poursuit son exploration. Il le tire, plutôt, et provoque chez le lecteur une manière de strabisme mental. On lit tout en relisant, on découvre en se remémorant. Les mots débordent l’un sur l’autre, se recouvrent, selon ce procédé que les Allemands appellent Überblendung, qui correspond plus ou moins à ce que nous entendons par fondu enchaîné.

Cette allusion cinématographique me permet de passer à une unité supérieure, celle de la phrase. Ici aussi, Crickillon nous invite à un mouvement savamment interrompu, pour mieux nous lancer à sa poursuite. La phrase de Crickillon est un panoramique, horizontal et vertical, aussi souvent circulaire ou oblique, qui n’irait pas au bout de son “balayage”, mais inciterait à le prolonger pour notre propre compte. Il propose un glissement du regard sur une vision, une image, un site. Il ne met pas un terme à cet embrassement oculaire. Jamais il ne coupe vraiment, il n’y a pas de cut réel dans cette écriture. Il charge suffisamment le regard pour qu’il ne puisse s’attacher à un autre objet avant d’être détaché du précédent de son propre chef. On suit des yeux comme par inertie, et cela produit comme de singulières superpositions, comme Breton s’amusait à en fomenter avec son Kodak.

A cet égard, il est infiniment précieux de rapprocher l’écriture de Crickillon de celle de Ferry C. dans ses collages. En usant de fragments d’images — le plus souvent prélevés dans ce qu’il est convenu d’appeler la presse de masse, de toute évidence de consommation — elle compose des ensembles perversement agencés à la fois disparates et cohérents. Au tréfonds de ces mosaïques de clichés, s’il est un conte toujours réitéré qui nous parle de rondeurs et de pointes, de dévoilement et d’agression. Semblablement la poésie de Crickillon véhicule un récit, une légende engloutie qui est avant toute chose la chronique d’une passion.

Mais, pour nous la dire, cette passion, il a recours au prestige du roman le plus romanesque, celui qui s’ancre dans tous les ports du monde, erre dans les bas-fonds et flâne le long des piscines d’ambassades. Crickillon excelle à préserver un tremblé qui interdit de préciser s’il s’agit de choses vues ou de choses lues, de souvenirs du vivre ou du livre. Qu’importe d’ailleurs, puisque l’écriture est avant tout l’expression d’une certaine qualité d’être et la proposition d’une expérience de lecture qui s’inscrit dans le vécu de celui qui s’y livre. Cette hésitation subtilement entretenue entre le réel et la fiction, cette incitation à douter de leurs territoires respectifs est peut-être le premier prodige de cette poésie à propos de laquelle le mot charme retrouve sa première, valérienne, sublime acception.


Jacques De Decker

21. III.1979

Note manuscrite inédite précédée d’un envoi de l’auteur.



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