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Comme un phare, humble et seul…

Jacques Cels

Pour 

Jacques Crickillon

Nouvelliste, conteur, dramaturge, critique et brillant professeur de lettres, Jacques Crickillon est avant tout poète. En effet, depuis La défendue, édité par André De Rache en 1968, jusqu’à ces deux derniers ouvrages — Ténébrées que vient de publier L’arbre à paroles ainsi que Vide et voyageur tout aussi récemment paru à L’âge d’homme —, on lui doit surtout de nombreux recueils prouvant à souhait que leur auteur tient en très haute estime non pas la poésie comme genre, mais plutôt comme parole urgente, vitale, maquisarde. Un peu comme si, dans notre monde d’encombrements, de déchets, de rejets, elle était une station d’épuration auprès de laquelle nous pourrions nous recycler, nous ressourcer.

À vrai dire, pour Jacques Crickillon, la poésie est devenue un “tunnel sous la prison”, “une pierre vivante parmi l’éboulis”, une sorte de temple bâti quelque part au cœur d’une jungle épaisse. C’est dire qu’elle ne l’a pas toujours été. Elle fut d’abord, de fait, une “exigence de l’écart”, un séisme provoqué par la colère, jugée “bonne conseillère”, et font L’Indien de la gare du Nord (Belfond, 1985) fut l’expression la plus dévastatrice. Mais à présent Crickillon s’est engagé dans “une rue parallèle au boulevard de l’émeute”, si bien que ses plus récents livres réconcilient l’homme et l’Univers, l’instituant complice des prairies, des falaises, des torrents, de la sève, des astres…

Autrement dit, voilà une œuvre qui, en vingt-cinq ans, aura supposé un trajet, un “voyage sans havre ni retour” et poursuivi sur une “route sans borne ni fin”. Une escalade aussi, mais accomplie par un marcheur qui “n’attend rien du sommet”. Une œuvre encore où la hargne abrasive d’un Lautréamont côtoie les envolées seigneuriales d’un Saint-John Perse, peut-être, mais pour former un ensemble éminemment personnel, loin des modes et sans concessions à ce qu’est devenu le marché du livre.

Saluons donc Jacques Crickillon. Et rappelons que si le prosateur reçut en 1980 le prix Rossel pour Supra Coronada, le poète de L’ombre du prince fut élu, en mai dernier, à l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique.


Jacques Cels

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Quel est le rôle de la poésie? À quoi sert un artiste? Dans l’entretien accordé à Jacques Cels, Jacques Crickillon s’explique sur ces questions et beaucoup d’autres.

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Le Carnet et les Instants: Depuis Rimbaud surtout, qui voyait des salons au fond d’un lac, la poésie permet tout. Tu le dis dans Ténébrées, le poème permet de bâtir une ville de sable sur une banquise. Y tiens-tu par-dessus tout à cette liberté qu’offre la création poétique?

Jacques Crickillon: Elle est essentielle. C’est dans l’exercice de la poésie que j’ai trouvé l’espace libre que nous refusent les contraintes de notre condition humaine et sociale. Cela dit, le poète est libre de sa création, mais celle-ci n’est rien si elle n’est pas en accord avec la Création au sens cosmique du terme. Une imagination sans mise en correspondance avec les vibrations de l’univers n’est qu’une fiction facile, un jeu d’acrobate, parfois pédant. Alors à la notion de liberté je préfère celle, primordiale, de lucidité. Qui n’y voit pas clair autour de soi ni en soi ne peut que ressasser ses propres leurres et son auto-satisfaction. Or être lucide, c’est savoir que l’on n’est rien, mais que l’on cherche ce qui compte, ce que l’on trouve essentiel — sans pouvoir le justifier du reste, parce que c’est une affaire de foi.


Quête éprouvante, par ailleurs! Si bien que, dans Ténèbres toujours, tu dis: “Écrire me démembre”. Soit. Mais l’écriture, en même temps, ne permet-elle pas de rattraper ce qui sans elle se vaporiserait?

Absolument. L’acte poétique est une façon de faire le vide, en soi-même, pour que s’y rassemble ce qui méritait de demeurer. C’est donc une ascèse, une constante épuration qui prouve qu’il n’y a jamais lieu d’être satisfait de soi. Le poème idéal est toujours pour demain. Peut-être. Et faire le vide, cela consiste à créer ce que les mystiques appelaient le sanctuaire de chair, c’est-à-dire le lieu totalement dépouillé d’humain, l’espace où l’esprit peut être attendu. Termes religieux, sans doute, quoique je n’appartienne à aucune religion établie. Mais la poésie telle que je la conçois implique une foi, disais-je. Elle est une voie purement spirituelle qui se trace par le langage, et péniblement d’ailleurs, car il faut que chaque mot soit en accord avec tous les autres et que l’ensemble, sur la page, reconstitue un véritable cosmos. Tâche exténuante, bien sûr, mais exaltante aussi parce qu’elle s’accomplit en toute gratuité. On n’écrit pas un poème pour atteindre une cible. On l’écrit pour rien. Seulement pour se faire pauvre et se mettre à nu face à l’immense.


Il est vrai que tes derniers livres sont habités par cette exigence de dépouillement, de sérénité aussi. Estimes-tu qu’écrire, désormais, reviendrait à se mettre en route vers ce que tu nommes “une sagesse sans maître ni disciple”?

Oui. Je crois que l’artiste en général ne doit pas vouloir faire école ni chercher l’adhésion. Il n’est pas un prêcheur, un leader, un démagogue. Comme un phare, humble et seul au bord de la mer, il n’a qu’un rôle à remplir: diffuser une lumière sur laquelle, au large, les bateaux qu’il ne voit pas peuvent accepter ou refuser de se guider. C’est leur affaire. La seule chose que puisse tenter le poète, c’est que la lumière envoyée mérite qu’au loin les navires s’orientent d’après elle. Et parfois cela fonctionne. Il arrive que des lettres de lecteurs vous l’apprennent. Tant mieux! Mais ces émissions de signaux lumineux ne s’adressent qu’à des solitudes, pas à des groupes. C’est en quoi d’ailleurs la poésie est commercialement éliminée, mais quelle chance! De la sorte, elle demeure une activité clandestine, assurément. Néanmoins, je la trouve essentielle dans notre société où toutes les valeurs s’érodent à un rythme que la médiatisation de la débilité accélère. Est-ce à dire que, pour se préserver, la poésie doive être hermétique? Pas le moins du monde! Qui le veut peut aller vers elle, à condition de se livrer, par l’esprit, à certains exercices. Passer sa vie assis dans un fauteuil ne permet pas soudain l’ascension d’un quatre mille mètres.


Voilà pour l’effet produit sur autrui. Mais de quel ordre est celui qui peut agir sur le poète lui-même? Le créateur peut-il attendre une forme de salut de la part de son œuvre?

Là, je ne puis répondre qu’en mon nom. D’abord, non pas ma vie mais mon existence ne commence qu’avec l’apparition, pour moi miraculeuse, de ma compagne qui continue d’aimanter toute ma création. Et si je considère l’ensemble de celle-ci, il m’apparaît que, de la rage contre à peu près tout, elle a glissé vers la sérénité des derniers recueils. La révolte, je ne la renie pas, mais elle n’était qu’un premier geste, salutaire et radical, de table rase. Pour pouvoir ensuite se demande qui l’on veut être, il est nécessaire avant tout de faire éclater la gangue de sottise et de laideur où l’on vous emprisonne. Mais après ce nettoyage, je suis personnellement passé à la fondation du sanctuaire spirituel. Car si le poète, en toute humilité, ne va pas vers la sagesse, sa création me parait avortée. Pourquoi, durant toute une vie, écrire de la poésie si cela n’est pas pour s’approfondir au plan métaphysique?


À propos de la femme choisie, de l’élue… on peut lire une superbe section dans Vide et voyageur. Elle s’intitule “Compagne de barbarie” et me dicte cette question: l’amour est-il, pour toi, le seul radeau permettant d’éviter tous les naufrages?

Oui. Pour diverses raisons sans rapport avec le raisonnable. D’abord, la joie (qui englobe le plaisir sans le résumer) d’être à la fois deux et un. Donc d’incarner, au niveau du couple, l’harmonie cosmique. La joie de ressentir, entre soi, ces communications non énoncées qui se tissent en ondes et qui font dès lors l’osmose. Ensuite, parce que l’amour du grain de sable pour l’autre grain de sable m’apparaît en effet comme le véhicule d’un salut possible. Et cela dans la mesure où, au milieu de ce fleuve de l’éphémère qui nous emporte et nous nie, l’amour est universalité, pérennité, immobilisation du temps. En somme, au cœur de la contingence, il crée, comme le poème, une éternité ponctuelle. Enfin, parce que sans l’amour que je vis, certes j’aurais renoncé à l’existence, ce qui n’est pas grave, mais je n’aurais pas écrit, ce qui à mesure d’homme sans doute importe peu, mais prend place au cercle de l’esprit comme le caillou l’est à la montage.



Propos recueillis par Jacques Cels

Article paru dans Le Carnet et les Instants, Magazine n° 79 (1993)

Reproduit avec l’aimable autorisation de Nausicaa Dewez et de la Promotion des Lettres


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