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Correspondance avec Charles Bertin

Charles Bertin

Pour 

Jacques Crickillon


(Charles Bertin, 1917-2002, © Nicole Hellyn)





Rhode-Saint-Genèse, le 24. 2. 1992


Mon cher Jacques,


Je viens de passer quelques heures fascinantes en arpentant les terres semées d’îles de ces “neuf royaumes” où s’enclôt ton domaine intérieur.

La vertu fondamentale d’un livre comme le tien est de rendre la poésie à sa fonction primitive, qui est bien oubliée aujourd’hui: retrouver les gestes et la dignité du sacré, réinventer un rituel et comme les humbles copistes du monachisme des premiers temps, consigner les textes de la prière, les recettes du savoir-aimer et réactualiser “la secrète science ancienne”.

Donnez-nous notre famine quotidienne”…

Le poète se refait ainsi, comme l’énonce le beau nom de ton éditeur, “arbre à paroles” et il baptise à nouveau le monde autour de lui: “tu seras feuille, tu seras fruit, tu seras femme”. À l’écart des “officines” où les praticiens de l’impuissance s’exercent à “l’esthétique du fragment”, il célèbre l’office permanent du désir:

— “Solitude, nous disons ta merveille”…

Sur le plan formel, c’est dans la grande ode sans rimes et sans frontières que cette poésie de la quête spirituelle trouve sa respiration naturelle, une ode ruisselante d’images, hérissée de requêtes et de provocations qui est un vaste monologue lyrique où nulle préoccupation distincte de sa célébration ne vient distraire le coryphée de son dialogue avec les dieux:

La mort, l’amour, l’un l’autre se contenant se suffisent. Cercle que rien n’encercle”…


Je t’embrasse,

Charles.





Le 12. 7. 1994


Mon cher Jacques,


Cela commence par un mouvement tâtonnant, incertain, à peine esquissé, presque timide, comme les instruments de musique qui font connaissance et tentent de s’accorder à l’orchestre, comme les oiseaux de l’aube que j’entends se répondre à chaque commencement du jour dans les arbres autour de ma maison: cela commence par le mot puéril et par le mot jardin.


Cela finit en boucle [c’est-à-dire comme cela a commencé mais à l’envers], par les oiseaux qui se taisent, part les pétales des grandes fleurs songeuses qui se referment, par l’orchestre qui expire son souffle merveilleusement unanime: cela s’achève par le mot babil et par le mot jardin.


Car “car ma fin est mon commencement”… Entre les deux il y a le haut dit de l’amour, de la profération de la parole sacrée dans la contrée de nul temps et de nulle part. Il y a la découverte de la Femme qu’il faut, après l’avoir réalisée dans l’univers des hommes, sanctifier par le langage. Entreprise baptismale entre toutes qui consiste à recommencer par le poème la geste de l’univers: “L’inconnu, il s’abreuve à la volupté de ton nom: Lorna Lherne”…


Je me suis moi-même longuement abreuvé, mon cher Jacques, à toutes les eaux de ton poème, à ce merveilleux chant de louange où j’ai retrouvé la voix que j’ai découverte un jour il y a déjà beaucoup d’années. Voix intensément neuve, et qu’on dirait pourtant familière, et qui est familière, puisqu’elle tente tout simplement de refaire à zéro Le Cantique des cantiques. Fabulation onirique du corps et du cœur de l’aimée, follement germée du désir, qui se divise et se multiplie en un concert de voix comme celles qui s’unissent indistinctement dans notre mémoire à l’instant où nous gagne le commencement de notre sommeil.


Cette Ode à Lorna Lherne est le poème édénique par excellence, celui de la reconquête du Jardin.


Je t’embrasse,

Charles.





Le 26 novembre 1995


Mon cher Jacques,


Je connais bien Évolène. J’ai passé plusieurs mois d’été, au cours des années soixante, dans un chalet aussi, quelques centaines de mètres plus haut dans la montagne, à La Sage très exactement, entre Villa et La Forclaz, et nous allions voir le soleil se lever sur les Alpes au sommet du Sassenaire tout proche.


Je ne me suis donc senti nullement dépaysé au milieu de tes Elégies. Aurais-je pu l’être d’ailleurs, même si je n’avais jamais connu le Val d’Herens? Je ne me sens jamais dépaysé dans ta poésie.

J’ai retrouvé sans peine dans ce repère des hauteurs ton “jardin de haute musique naturelle” et j’ai entendu la voix du poète qui dit, face au théâtre sauvage et candide des montagnes:

Ceci est mon poème

Et voici ma folie et voici ma raison.


Il m’est arrivé quelquefois en te lisant à penser au Plisnier de Sacre:

“Il m’a fallu trente-neuf ans

pour accéder à ce silence

où mon âme aujourd’hui descend

ou bien “encore un pas, un jour, un peu de cruauté

le sol et la sérénité.


Car il y a dans ces Élégies une sorte d’apaisement qui semble bénir la fabulation onirique: celle-ci qui régnait sans partage dans les recueils précédents s’adoucit et se tempère d’une grâce sans visage, une grâce de “chanson de jardin clos”, d’aile douce, d’enfance mal oubliée… Cette grâce qui fleurit à travers le sentiment que le poète a enfin atteint sa destination, le havre, l’auberge fameuse inscrite dans le livre.


Je t’embrasse,

Charles



© Nicole Hellyn

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