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Correspondance avec Christophe Van Rossom

Christophe Van Rossom

Pour 

Jacques Crickillon


(De gauche à droite, Jacques Cels, Christophe Van Rossom, Eric Brogniet, à la Maison de la Poésie lorsd d'une table-ronde consacrée à l'oeuvre de Jacques Crickilon ; © photo : Eric Brogniet.)


Lettre du 1er octobre 1995



Bruxelles, le premier octobre 1995.


Mon cher Jacques,

Je trouve enfin quelques instants de répit pour t’écrire tout le bien que je pense des Élégies d’Évolène, et à propos desquelles je me réjouis déjà de pouvoir écrire un article.

C’est qu’il est rare, en effet, en ces temps de disette intellectuelle et esthétique, de pouvoir entrer dans un livre tel que celui que tu viens de nous donner. Car les questions que tu y poses, les chemins que tu y traces sont de ceux qui peuvent baliser nos existences d’homme sur une terre où tout conspire à nous masquer “le murmure de l’eau sous le pré” ou “la candeur des orties”.

Il y a de la grandeur, oui, à oser dire — à savoir dire — aujourd’hui les beautés de tous les jours, la joie simple et enfante qui peut germer “dans la paume du pauvre monde”, mais tout l’amour aussi, pour maintenir intense et vive cette attention vouée à “l’éphémère” et pour continuer de célébrer “les dons du hasard à jamais”. De même qu’il me semble capital de voûter les mots, et toute la prétention qui est en eux les politiciens de tout acabi (sic), les profouillards trouillards et les diseurs de bonaventure médiatiques; à cette évidence, à cette simplicité qui est la tienne dans les Élégies. Cette même simplicité, cette même évidence qui te permettent, comme quelques rares poètes qui te sont cousins (Rilke bien sûr, mais Rimbaud aussi — celui qui au plus haut de son œuvre, parvient à écrire: “Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir”, ou René Char et même Nietzsche, dont, çà et là, tu partages la force sarcastique: “Et mourir un peu,/Rossignol débranché,/Dans la forêt publique/parmi les statues et les nains”…), de désigner du bout du doigt les enjeux majeurs de la poésie, de la vie. Parmi lesquels: l’élaboration d’un espace sacré, vide encore, mais que nos expériences — celles du pèlerin, du voyageur, celles du poète — contribueront à bâtir et à rendre habitable. Cet espace, cette virtualité que tu nommes Dieu quelquefois — et qui, en effet, mais Rilke le savait déjà, ou Bonnefoy, qui le dit toujours enfant — est, et toujours, à venir. Du reste, ils te comprendront bien mal ceux qui prétendent que tu es épris de ton enfance, mon cher Jacques; ils ne verront pas que quand tu te penches sur l’enfance, c’est parce qu’elle offre justement ce verger de possibles, cette fraîcheur et cette sauvagerie tout à la fois que n’ont pas encore dompté nos raisons raisonnantes d’adultes aigris et étriqués…

Merci, très cher Jacques, pour nous avoir rappelé tout cela, et de nous délivrer cette poésie ouverte qui est l’urgence vraie (car “pour le poète c’est chaque jour la fin du monde”); mais aussi pour la magnifique dédicace qui ornait mon exemplaire et dont les mots ont su avec sûreté et amitié accéder au plus secret de moi-même, preuve — s’il en fallait une — que pour un authentique poète, la poésie est bien autre chose qu’une affaire de mots.


À toi et à Ferry,

bien chaleureusement,

Christophe.




Lettre du 11 octobre 2001



Bruxelles, le 11 octobre 2001.


Mon cher Jacques,

Nos lettres se croisent, car, de mon côté aussi je voulais t’écrire. T’écrire pour te remercier de ce bien beau livre — devant lequel je me suis trouvé, une fois de plus, bien démuni: comment pourrait-on éprouver un quelconque sentiment de maîtrise ou de certitude, disons, lorsqu’on a sous les yeux quelque chose qui, manifestement vous dépasse, vous déplace, mais vous élève tout aussi bien?

T’écrire aussi pour te demander de me pardonner, car l’article, largement coupé déjà, que j’ai fait parvenir à Monique (et dont je te joins ici une copie) tient bien peu la route eu égard à l’ampleur de ce qu’il y aurait eu lieu de dire. Pendant toute sa rédaction, en effet, j’ai éprouvé un sentiment profond d’insatisfaction: je me suis senti à tout instant partagé entre la nécessité de rendre compte de ton “omnibus” (pour dire comme JDD) dans son ensemble, et d’écrire un texte sur Babylone seulement, auquel je n’ai ici pu consacrer que deux petits feuillets.

C’est que ton livre — est-ce lié à une période peu faste de ma vie, en effet? — m’a profondément touché. Bouleversé même: il y a là des formules qui peuvent éclairer pour une nuit de mille ans. “Le monde est ce qu’il a fait de toi” en est une, de même que ces trois phrases que je me répète et recopie partout: “Seul vit ce qui combat pour la vie. Seul l’homme en guerre est un homme vivant. Lui seul connaît le poids des mots et celui du silence, ciel et terre ne font qu’un pour lui, vivre sa mort c’est sa vie.” Tu allies aussi quelque part, faute de disposer du vocable (contradictoire en apparence seulement) qu’il nous faudrait “la désespérance et la foi”. Or, tu le sais, c’est cette même articulation — ce même honneur — qui m’aimante plus que tout dans les mots des poètes que j’aime. Et vers ton œuvre en particulier.

Mais si Babylone m’a surtout ému, c’est aussi parce que je t’y sens véritablement mis à nu et que je devine le travail que cette démarche a supposé. Comme “un grain de pur oubli” ou “Urgences”, “Paroles de Crux” est un texte que j’ai déjà relu plus d’une fois. C’est quelque chose de très beau où tout — ou presque — se retrouve: Devline, le voyou anarchiste, et Crux, le poète, le sage, le saint, tous deux réunis dans l’éclatante lumière d’Ishtar, mais dans la proximité ténébreuse du souffle de la mort aussi bien. “Dans la nuit de la chambre d’écriture”. On se prend à songer aux Leçons de ténèbres du XVIIème siècle ou à certains chants de Purcell… Et on regrette oui d’être si désarmés pour parler de ce qui nous met à ce point face à nous-mêmes. Face à l’essentiel.

Je voulais donc vous redire, à Ferry et à toi, à cette occasion, combien m’est précieuse votre présence à mes côtés en ces moments de particulière pénombre.

Je vous embrasse donc et me réjouis moi aussi que nous puissions nous retrouver bientôt, avec Pascale et Jacques, chez moi.


Votre ami,

Christophe

© Marc Brasseur

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