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Correspondance avec Georges Thinès

Georges Thinès

Pour 

Jacques Crickillon






Héverlé, 13/12/81

Bien cher Jacques,


Je suis très coupable de t’écrire aussi tardivement. Nuit la neige a longtemps occupé un coin de ma table de travail avant de passer à la lecture. C’est chose faite, le week-end m’ayant accordé un rien de répit. C’est du meilleur Crickillon. Toujours chez toi ce sens de l’image à la fois violente et tendre, ce don curieux de télescopage des concepts, ce pouvoir de multiplier les visées sur les lieux et sur les êtres. Il s’agit pour moi d’une poésie qui domine le lecteur, qui l’asservit dans le ravissement même. Il y a des fragments vertigineux dans lesquels — et ceci est pour moi ce qui te définit le mieux — le cosmique et le concret fusionnent de la manière la plus inattendue


Un bruit de lèvres quand les portes de l’autobus

Se referment les yeux


et tant d’autres instantanés d’une réussite presque terrible. Je te connais, je sais que tu es un très grand poète — et un prosateur précis, rigoureux — celui de Supra Coronada, livre dense et qui ne consent à l’ironie qu’à travers l’inquiétude. J’ai vraiment été emporté par ce texte comme par une musique — et en un sens ce texte est fait pour être dit. La lecture et trop lente pour une telle multiplicité: j’aime en toi la force impatiente, la pensée très dure et très pure. Tu es peuplé de mille mondes possibles et tu as la rare qualité de ne conserver que celui où la perfection règne. Je sens que je reviendrai souvent à ce livre puissant et aux très beaux collages de Ferry. Beaucoup plus que d’autres, tu démontres que la littérature est à la fois cri et discipline. Tu joues gagnant face à l’océan que tu insultes. C’est très beau. Merci.


Toute ma fidèle amitié.


Georges




(Collage de Ferry Crickillon pour Nuit la neige)






Bien cher Jacques,


J’ai enfin — et après les ennuis que tu sais et qui se résolvent [pu] lire avec l’attention voulue Lorna Lherne, qui correspond à ma conception du poème à thème unique et prolongé — un poème-oratorio en quelque sorte. Tu as écrit là ton Fidelio autour de ta compagne “parmi le vacarme du monde” et tu as parfaitement réussi. Je crois que le poème prolongé induit à une méditation particulièrement riche: on en sort apaisé et riche d’expérience. J’ai moi-même terminé il y a quelques jours un très long poème du même genre intitulé JANUS et je sais que je persévérerai dans cette voie. Nous sommes faits pour nous comprendre, Jacques, et cette communion poétique me fait un immense plaisir. Ce que tu as — et que peu de poètes possèdent, c’est ce que j’appellerais l’envergure de la langue laquelle génère et déploie l’envergure de la pensée. C’est, à mon sens, la condition d’une poésie forte, c’est-à-dire non dissociée de la pensée. Ton poème se déploie avec aisance parce que la langue est juste, elle existe « comme ultime écriture et le marteau du jour ne résonne plus » (magnifique!). C’est aussi pour cette raison que tu as réussi cette gageure d’écrire un poème d’amour qui est aussi un poème de pensée. L’expérience et l’expression sont ici en parfaite unité (comme les deux faces de Janus). Je te félicite et te dis un grand merci pour cette très belle œuvre.


Amitiés à toi et à Ferry,


Georges






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