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Crickillon “mythologue”

Jacques Gérard Linze

Pour 

Jacques Crickillon

Ne répétons pas ce qui a déjà été tant de fois dit et redit sur la poésie de Jacques Crickillon. J’ai moi-même, suivant sa carrière pas à pas, à chaque nouveau recueil souligné ces faits que tout lecteur attentif sait désormais: Crickillon a façonné et continue d’agencer un univers poétique original, loin des courants les plus actifs aujourd’hui dans le domaine français, mais au même très haut niveau que les meilleurs représentants de ces courants.

À l’écriture austère, décharnée ou dégraissée, condensée, compacte mais limpide, taillée comme serait taillé, à chaque page, un unique cristal… à cette écriture de nombreux remarquables poètes de la “nouvelle vague” (celle d’après 1960), Jacques Crickillon oppose le refus de l’économie et opte pour l’ivresse dionysiaque de l’invention, la luxuriance du discours, la somptuosité du verbe dans l’épaisseur symphonique (toujours intelligible) de ses versets, dans la respiration ample de ses longues périodes qui, aux passages les plus tragiques de tel ou tel poème, nous inclinent à croire que l’écrivain ne peut engendrer ses textes, même douloureux, que dans une sorte d’étrange jouissance, de bout en bout soutenue. Et cette jouissance-là ne contribue pas peu à faire, par entraînement, notre propre plaisir ou, plus justement, au sens fort du terme, notre ravissement.

Tout cela donc on le sait. On sait aussi, mais les critiques l’ont moins souvent signalé, que Jacques Crickillon est un faiseur de légendes. Avec ses souvenirs, qu’il transpose (et ces souvenirs sont extrêmement variés, car il a beaucoup vécu, beaucoup voyagé, beaucoup observé et ressenti), et avec ses rêves, qu’il apprivoise tout en se gardant bien de les dénaturer, Crickillon va de recueil en recueil, presque sans solution de continuité, déployant les volets successifs d’une vasque fresque incantatoire, illuminée par sa sensuelle curiosité du monde.

Dans son élan, tout possédé qu’il est par l’image du poème en train de s’accomplir, papillon naissant d’une chrysalide, il fait éclater l’authentique et en mêle si étroitement les fragments à l’imaginaire (lequel est chez lui toujours suspect d’accointances avec le vécu), non pour se mettre en scène lui-même, avec ses proches, ses relations, mais pour donner vie à de véritables héros qui ne peuvent désormais être qu’extratemporels, pour ne pas dire éternels comme des demi-dieux antiques.

Nous suivons ainsi de livre en livre le récit presqu’objectif qui s’articule sous le discours poétique, éminemment subjectif quant à lui, avec des arrêts, des silences, des réticences, des sauts dans le temps et dans l’espace, suite de discours parallèles qui nous fait songer à la fameuse tapisserie de Bayeux, aussi troublante et émouvante — ou inquiétante — par les symboles ornant ses frises que par l’illustration naïve — et par là même irréfutable — de la conquête normande.

Les commentateurs — et moi parmi eux — n’ont pas manqué de noter que tant de poèmes, de recueils entiers de Crickillon forment bout à bout un long chant d’amour. Mais il s’agit bien peu de protestations de tendresse ou de déclarations enflammées sur les thèmes banals: je t’aime, tu es là, tu t’en vas, tu me manques, je te désire, tu te donnes… ou te refuses… Ce chant d’amour de Jacques Crickillon est narration, presque roman poétique, et nous voici revenus avec lui, mutatis mutandis, aux chansons de geste, aux vieilles épopées. Les combats qui alimentant les histoires des premiers âges des lettres romanes, combats classiques entre armées ou plus simples affrontements individuels, se retrouvent ici dans la lutte du Je avec et contre le monde, lutte larvée, courtoise souvent, dont l’issue est la conquête (la découverte) mais jamais la victoire (la possession).

[…] Le héros innomé des poèmes quasi picaresques de Crickillon est, à sa façon, un nouvel Ulysse, et il semble qu’il suffirait d’une attentive et soigneuse redistribution des textes, à condition d’en réussir le décryptage complet, pour reconstituer son odyssée.


(Magazine Mots à mots, Bruxelles, Dossier Jacques Crickillon).


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