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Hommage

Otto Ganz

Pour 

Werner Lambersy

Texte lu à l’occasion de la soirée d’hommage à Werner Lambersy,

Société des Gens de Lettres/ Centre wallonie Bruxelles

Le 16 novembre 2022

Hôtel de Massat, Paris


Cette histoire commence en 1989. J’écris depuis longtemps, ne publie pas : j’apprends. Je lis les Chants de Maldoror et Maîtres et Maison de thé, trouvés au hasard de la bibliothèque de la faculté. J’apprends, comme j’ai appris de Franz Kafka et d’autres, depuis quelle hauteur il faut écrire pour prétendre marquer le vivant.

 

Avril 1990, j’adresse des textes à 3 poètes puis les appelle : Jacques Izoard, Eugène Savitzkaya, Jean Pierre-Verheggen. Le premier me dit aimer la ruade de mes poèmes. Le second m’envoie bouler. Le troisième m’invite dans les locaux officiels de la Communauté Française à Bruxelles où il me laisse entre les mains de Léo Beeckman… Alors que je consulte la bibliothèque qu’est son bureau, j’évoque ma rencontre avec Maîtres et Maison de thé, Léo sourit, sort une bouteille, deux verres et me donne le numéro de téléphone de Werner Lambersy. Je n’ose l’appeler.  

 

Le 19 septembre 1991, un imprévu me fait perdre connaissance. A mon réveil, un bon mois plus tard, je demande qu’on m’apporte Julie ou la dissolution de Marcel Moreau – réapprentissage de l’éblouissement – et… Maitres et Maison de thé. Alors que le coma m’oblige à tout reconstruire, les mots de Werner Lambersy m’offrent, comme aucune éducation antérieure, les codes du vivre. Des principes s’impriment : le réapprentissage de la lumière, la création du combustible intérieur. L’obligation absolue du souffle. Un respirateur artificiel a découpé le mien, on repart à zéro. J’apprends, dans les faits, à respirer par le rythme de Maitres et Maisons de thé, écrit par un poète qui, enfant, fut envoyé à la campagne pour ses insuffisances respiratoires.

 

Avant de quitter l’hôpital, à la veille de Noël 1991, je compose le numéro de Werner, il décroche. La rencontre a lieu à Paris avant le Nouvel-An. Je marche avec des béquilles, le bureau du Centre Wallonie-Bruxelles est perché en haut d’un escalier. Nous passons la journée à parler de livres, du moteur du texte, de destins croisés où se mêlent des généalogies chahutées et des ombres, de génétique littéraire aussi ; nous parlons de rituels et partageons une cigarette roulée, en échange de fumée. Werner me reconduisant à la gare me dit, alors que nous nous embrassons au pied d’un train : “N’oublie jamais, le poète est par essence un déplacé”.


Maître que faisions-nous

Sinon attendre cet instant

 

Même si nous n’en savions rien

Maitre et Maisons de thé

 

Nous nous écrivons, nous nous voyons, nous avançons dans une relation qui me nourrit, et aussi m’enivre, puisque savamment arrosée. Nous parlons de son histoire, il accompagne la mienne. Werner, passeur, m’éduque, j’apprends. En 1996, je lui envoie un texte en prose, en lui demandant son regard. Il en accuse réception, me demande d’attendre. J’oublie Aline.  En 1997, Werner me fixe rendez-vous à Bruxelles, et, pour une fois, « pas au restaurant “L’Athènes” » qu’il a transformé en point de chute près de la Gare du Midi… sans autre précision. Au Palais des Beaux-Arts, j’assiste, intimidé, au lancement de l’Os à Souhaits ; Werner vient de provoquer ma rencontre avec Jean Claude Bologne, nous ne nous quitterons plus. Il établit, volontairement, un triangle dont il se réjouira encore, 25 ans plus tard, lorsque nous aurons, tous les trois, un livre publié aux Editions Maelström-réEvolution.

 

En 1998, un courrier m’annonce la publication de mon premier roman, Aline. Werner provoque ma rencontre avec l’édition : il a envoyé le manuscrit sans m’en parler, m’évitant l’angoisse de l’attente. La même année, il m’offre un livre avec un dessin de Schiele en couverture intitulé Les ténèbres. L’écriture est fulgurante, dentelée, précise. Eblouissement. Je lui en parle, il me raconte alors sa première rencontre, outrancière, avec l’écrivain et m’indique l’isolement presque complet dans lequel il vit, tout en me communiquant son adresse. Il vient de provoquer ma rencontre avec André Beem, lequel mourra dans mes bras 8 huit ans plus tard.

 

En 1999, alors que j’évoque l’épitaphe poétique d’un pêcheur aperçue dans un cimetière, Werner me confie le premier jet d’Écrits sur une écaille de carpe. Il me commande des illustrations, « le texte sera clôturé après que je les aurai lues », m’explique-t-il. En 2001, je reçois deux ou trois poèmes manuscrits auquel il me demande de répondre. Je m’exécute avec bonheur et lui renvoie deux ou trois poèmes. La semaine suivante, il m’assène 30 poèmes : « ma part du livre est bouclée », la balle est dans mon camp. Basta ! A la publication d’Ecce Homo, en 2002, Il se montrera presque surpris. Une des légendes werneriennes racontera qu’il n’était pas informé de ce projet à 4 mains. Les contrats d’édition prouvent évidemment le contraire.

 

A partir de 2003, nous nous promènerons dans Paris l’avant-midi qui suit le premier lundi de chaque mois. La veille, je dors chez Werner et Patricia, je vois grandir Aurélia et Raphaël, des chats se succéder, des poissons chinois. Werner, témoin de mariage, donne son prénom à mon fils (Cassiel, Werner, Antonin, Franz). Nous construisons par le verbe, par le poème, par la conscience du métier, un monde sans cesse à refaire. Son histoire personnelle le travaille, il n’en fait pas secret. Entre non-dits familiaux et ce qu’Adolf Lambersy nomme “la mythomanie de ta mère”, Werner comble les vides. Moi, m’intéresse le conflit générationnel, l’intransmissible sens du bagage entre ces deux hommes – parce qu’aucun n’est capable d’entendre ou de comprendre l’autre. Werner souffre de l’absence de réponse. Naît la légende d’un père SS chevalier noir par opportunisme, bouclier d’une femme juive et d’un enfant déplacé de sa culture par un calcul de préservation. La légende crée une cohérence : le combustible interne, la fictionnalisation poétique de la réalité pour en faire vibrer les possibles. Werner me signe un accès exclusif aux fond de documents confidentiels transmis en vrac aux Archives et Musée de la littérature de Bruxelles. Le résultat de ces recherches le touchera profondément et donnera lieu à la préface de La toilette du mort en 2006 ainsi qu’à un chapitre biographique de l’anthologie publiée aux Vanneaux en 2009. Ça n’empêchera pas d’attiser la légende sur les vides qui subsistent parce que l’imagination symbolique les crée.

 

Mais cela suffit pour ce jour. Alors, quel hommage ? Un seul, une ligne : Werner Lambersy était mon père. Il m’a insufflé le métier, sa fierté, son endurante exigence… Pas l’amour du Beau, non – n’importe quel antiquaire, n’importe quel designer, n’importe quel historien de l’art, urgentiste ou armurier peut l’inculquer – mais bien l’art d’aimer la beauté, et de s’émouvoir de cet état. Attentifs, vous aurez remarqué qu’à aucun moment je n’ai parlé de moi. J’ai parlé de celui qui forma mon regard et mon entourage en me mettant au contact de ceux qui me composent encore, mort ou vifs. J’ai parlé de ce père par la voix du fils. Je vous ai parlé de Werner Lambersy poète, passeur, transmetteur, colonne harmonique entre l’Univers et les vivants, de Werner Lambersy maillon factuel, par ses fonctions, vecteur, ciment, au même titre que le fut Léo Beeckman, parce qu’ils furent cette fraternité.

 

Retenons que si Werner Lambersy est une voix essentielle de la poésie francophone, c’est parce qu’il écrit depuis un lieu où réalité et fiction sont une seule matière en fusion de laquelle s’extrait le mouvement, le flux, l’universelle fertilité des chocs entre les corps animés. Retenons que Werner, comme il tenait la plume, a tenu la main de ses contemporains, non pour les empêcher de trébucher – la chute fait partie de l’apprentissage du métier -, mais pour les amener à saisir à la fois et au même moment le sens de la chute autant que le sens de cette main qui n’a pas lâché.

 

Puis il y eu ce jour où je l’ai embrassé. Pour la première fois, je savais que nous ne nous reverrions pas. Il n’y avait plus, comme il le répétait, qu’à attendre l’arrivée du plus grand des Maîtres. L’attente permet d’observer, donc de connaître. « On attend » : la poésie n’est pas dans l’action elle-même, mais dans la capacité à extraire l’essence de ce Poème-Rêve dans lequel nous vivons.

 

Ce n’est pas sous le ridicule prétexte de ta mort que je cesserai de te parler

Quelques petites choses à murmurer à l’oreille des mourants.

© Rio Di Maria

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