La célèbre formule de Paul Claudel, “L’œil écoute”, s’accorde tout à fait à l’écriture poétique de Jacques Crickillon. Elle désigne l’incessant passage, dans ses livres, du visible au lisible, du voir à l’entendre. Lien étroit et dynamique entre deux mondes que la tradition logocentrique a opposés, depuis Platon et même les présocratiques, celui du donné, de l’épaisseur sensible et celui de la parole comme lieu de l’Être, de la Vérité. Le discours occidental est fondé sur cette prééminence du logos qui a toujours tenu le sensible comme un niveau d’être inférieur, impur, corrompu par la non-présence, déterminant le particulier et le contingent.

Depuis Baudelaire et Rimbaud, la poésie moderne est hantée du désir de faire bouger les figures les plus sensibles et les plus fascinantes dans les mots, entre les mots. Non pas selon un accord harmonieux entre le visible et le lisible, puisque le lexique et la syntaxe ne sont plus que signes arbitraires et ne détiennent plus la ressource d’un sens antérieur, éternel. C’est dans l’exil des mots, en leur “presque disparition vibratoire”, en l’expérience du refus et du rien que le poète met en cause la prétention du Discours. Il n’a plus confiance en l’Idée de ressemblance et d’absolu, il cherche la faille par où il fera entrer et bouger les figures à l’intérieur de l’écrit.

“La poésie n’est pas ce qu’on croit”, a écrit Jacques Crickillon. Elle est toujours ailleurs: fuite qui explore, mouvement qui redoute la clôture, démenti aux facilités de la communication et du sens, à la confusion entre discours et inconscient.

Dans un texte de Crickillon, la force visuelle et symbolique se déplace sans cesse, fait voir, avec violence ou avec tendresse, avec colère, amertume, angoisse ou avec passion, émerveillement, fulgurance, des vues, des objets, des rapports de formes, agit en découpant, arrachant, projetant, relançant, dispersant, perpétuellement incite à la mobilité.

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L’invention baroque est rythmée par une puissante et rageuse désespérance dont le mouvement est manque, perte, affrontement du néant. Sur ce fond de vide et de silence, la force désespérée brise, plie, fait éclater le texte de manière qu’il laisse échapper par ses fentes et ses failles le tourbillon discontinu des “visions”.

Poésie prodigieusement visuelle et visionnaire qui, à travers le climat d’incertitude, de violence et de menace du présent, fait se rencontrer, se heurter, s’associer d’innombrables donnés sensibles, sensuels, obsessionnels. Ils jaillissent en gros plan de la proximité, de l’immédiat, ils se détachent avec un mystérieux rayonnement de quelque ancien tableau, ils paraissent s’extraire d’un film ou d’un ballet très emporté, glisser sur la courbure miroitante de l’immense, ils entrecroisent les temps et les espaces, s’enfoncent dans le silence et le blanc, libèrent des images aiguës de l’inconscient, déploient des perspectives somptueuses, vertigineuses jusqu’à l’abîme.

(Magazine Mots de passe, Bruxelles, Dossier Jacques Crickillon, p. 17).