
L’existence est un récit
Marc Petit
Pour
Frédérick Tristan
Entretien avec Frédérick Tristan
Marc PETIT. - Vous avez raconté dans “La scène du crime” - un texte écrit en 1960, publié à nouveau dans les récits du “ Miroir sans tain ”, partie d'Un Infini singulier, puis une fois encore en tête de votre autobiographie, Réfugié de nulle part - la scène primitive ou plutôt, le cauchemar inaugural vécu dans votre enfance : un choc à l'origine d'une amnésie partielle qui vous a en quelque sorte privé d'identité. Quel lien percevez-vous entre cette expérience fondatrice et votre travail d'écrivain, auteur de fictions ?
Frédérick TRISTAN. - Mai 1940, l'ordre d'évacuation est donné. Les Ardennais doivent partir. Exode. Je vais avoir neuf ans. À Poix-Terron, les Stukas allemands surgissent : petites bombes à ailettes, mitraille. On se jette au fossé. Vision d'horreur ? Perte de mon enfance et de l'événement lui-même. Un grand blanc. Plus tard, après la guerre, ma mère m'apprit ce qui s'était passé. Elle avait tout gardé en elle, ne voulant pas me traumatiser. Dans le fossé, un (autre) enfant avait été tué. Le futur narrateur est né de ce balbutiant récit. Disait-elle vrai ? Il me fallait reconstruire un passé acceptable. Créer un pont. Pour quoi traverser ? Dans ma mémoire en lambeaux, était demeuré un pont sur la Meuse (je devais avoir six ans), et un crayon que l'on m'avait donné. Pour tailler ce crayon, il fallait tirer sur une bandelette où, sur le revers, était écrite une charade, d'où son nom : le crayon-charade. Je recopie : “ Il s'échappe de ma main. Il roule sur le pont. Il se faufile sous la rambarde. Mes petits doigts d'enfant tentent de le retenir. Je sens qu'il glisse, m'échappe. Il tombe. la Meuse le reçoit, l'emporte. Je suis là, en larmes, désespéré. Chaque nuit, il s'échappe de ma main. Il roule sur le pont. Il me faudra beaucoup écrire pour tenter de résoudre la charade ” (Brèves de rêves, p. 42).
Deux pertes qui se renvoient l'une à l'autre. Adolescent sans enfance, la vie m'échappait. “ Le flux vital entre les mains de la Méduse ” (Lacan). La vie ou la réalité ? Cauchemar éveillé : lequel est vraiment sorti du fossé ? La mère narratrice n'est-elle pas la fiction qui s'annonce ? Entre vie et mort, le grand écart. “ Comment ne pas se travestir ? Qui m'affubla d'un nom ? Le visage que j'arrache découvre un visage plus mensonger que l'autre ” (Brèves de rêves, p.115). Tohu-bohu dans la tête. “Tout m'avait été arraché d'un coup et avait été jeté pêle-mêle dans le gouffre. Je me retrouvais sans nom, sans origine. Pis : un tragique sentiment me hantait, comme si j'étais coupable du meurtre de l'enfant que j'avais sans doute été et qui gisait décapité dans les soutes les plus inaccessibles de ma mémoire ” (Réfugié de nulle part, p.20).
Et, faute de savoir vivre, lire, lire, lire encore, une échappée, un accès à une dimension enfin différente, un ailleurs plus vrai qu'ici. Ce fut la rentrée des personnages. Ils m'apprirent à retrouver quelqu'un dans ces autres, et à comprendre que l'existence est un récit. Ni fleuve, ni ruisselet. Un océan de tout et de riens sur lequel il faudrait naviguer. Un texte interminable. Il faudrait l'écrire. Dans le chaos, proposer un ordre, croyais-je. Ce fut un appel à l'aide : la prose en émeute de Danièle Sarréra et Passage de l'ombre. “ Les passerelles de nos jours s'élancent dans un monde hanté que n'abrite aucun pays de tous ceux que nous cherchons ” (1952). Plus tard, ce sera ma rencontre avec André Breton (1956), son fameux mot d'ordre : “ Fermez les yeux afin de les ouvrir ”, et cet étrange pansement que fut Le Dieu des mouches, mon premier roman publié (1959), que saluèrent Albert Camus (il n'aimait pas le titre) et Jean Paulhan. Aujourd'hui, je sais qui était l'Elisabeth de ce théâtre à quatre dans lequel elle adopte volontiers la figure du martyr. Pour parler comme Jung, elle était mon anima, tout comme l'avait été Sarréra dans un registre opposé (la révolte). Je lis : “ J'avais été frappé par certaines représentations de saint Sébastien, celle d'Antonello, par exemple. Où sont les archers ? Du côté où se tient le lecteur du tableau. Notre regard est une flèche qui perce l'adolescent supplicié. Le bourreau est à l'extérieur de l'image ” (Le Retournement du gant, 1990). À travers Danièle ou Elisabeth, j'étais le bourreau de moi-même. Au guichet de ma conscience, il me fallait payer. “ Était-ce un crime d'exister ? ” (Les Impostures du réel, 1953-2013). Subtile compensation dans la balance: écrire dans le miroir cassé du monde. Chacun a besoin d' une préhistoire, n'est-ce pas ?
- Dans un colloque amical et privé, au printemps 2011, vous posiez la question : “Frédérick Tristan existe-t-il ?” Mais Frédérick Tristan, nul ne l'ignore, est un pseudonyme... Ou bien les choses seraient-elles un peu plus compliquées qu'il n'y paraît ?
- Un trouble m'a toujours assailli. Il fut sans doute la cause de mon engagement dans l'écriture. Le nom dont on m'appelait était-il vraiment le mien ? Adolescent, pouvais-je accepter d'habiter ce nom ? Ou ce nom m'habitait-il en dehors de ce que j'étais vraiment ? Comme si tout nom était le substitut d'un autre nom. J'évoquerai la question du nom, le nom qui désigne est aussi celui qui sépare. Qu'est-ce que l'identité, en effet ? Le nom n'est pas seulement une étiquette ; il est une histoire. Une histoire qui irradie autour d'elle (la madeleine de Proust). Aussi notre identité croit-elle se reconnaître dans le nom des autres, que ces autres soient des personnes ou des choses, et surtout si ces autres se déguisent en événements. Or, nous le savons, rien en soi ne s'appelle. Ni le soleil ni la lune ne s'appellent. Et, au fond, c'est notre regard sur les êtres et les choses qui les appelle. Regard chargé de mémoire et de cette forme du désir aventureux qu'est l'imagination. Notre langage tout entier est fait de cette ruse, de cette commodité (de cette perspective ?) qui nomme pour saisir, ce saisissement appréhendant ce que nous nommons le réel - ce pseudonyme qui autorise l'enfant à se reconnaître dans les choses par l'apprentissage de mots qui sont des noms, voire des phonèmes autres que lui. Il sent plus ou moins confusément que ce qu'il nomme lui est extérieur. Il crée de l'autre. De l'“autrechose”. Mais qu'est-ce qu'une chose ? Question que nous nous posons parce que nous sommes aussi une chose... et quelque chose par surcroît ! Raison pour laquelle un de mes personnages s'appelle Monsieur Chose (Dieu, l'univers et Mme Berthe). La conscience d'une identité nôtre, le moi, le je, et nous voilà partis dans des noms intermédiaires, ce que j'appellerai le questionnement perpétuel, puisque le nom ne désigne pas l'être, mais une apparence de l'être, apparence qui influe sur l'ombre de l'être à jamais en devenir. Le temps et l'être qui avancent, bras dessus bras dessous, vers où ? Nous percevons et nous nommons. Ce que l'esprit recueille dans les bas ou hauts fonds de la conscience, il le nomme grâce à cette prothèse qu'est l'art, et singulièrement l'écriture. Par ce médium, le romancier fréquente et nomme une réalité qu n'existe pas. Ou plutôt, qui existe virtuellement dans ce réceptacle-mémoire que le lecteur ouvrira pour en recevoir le témoignage - le premier lecteur étant l'auteur lui-même, au fur et à mesure de l'écrit. Apprentissage du surplomb (on se penche par-dessus le pont). Le nom se développe dans le temps de la création, se découvre, s'assume ainsi. Il se contracte ou se disperse en personnages, en lieux, en récits. Et, quand les mots se fatiguent, en dessins qui sont des graphismes, projections abstraites et instinctives de la ligne d'écriture, calligraphie du silence.
- Jeux de masques, histoires emboîtées, pirouettes vertigineuses... Quel est l'enjeu de ce théâtre d'Arlequin ? Quelle connaissance avez-vous espéré, espérez-vous encore piéger grâce à ces chausse-trapes ?
- Je vous répondrai à rebours. Ce que l'on croit désigner sous le nom de réalité sociale m'a toujours semblé n'être qu'un théâtre d'Arlequin, avec chausse-trapes, jeu de masques, histoires emboïtées et autres fifrelins. En naissant, j'étais entré dans cette danse. Il me fallait en exorciser les effets, tenter d'en desserrer l'étreinte. Naissance d'un spectre(1969) voulut pénétrer dans les origines de cette manipulation à un stade particulièrement aigu, le nazisme. Endosser l'âme, s'il en avait une, et l'esprit de l'homme que j'aurais pu être, jeune Allemand dans les années où le diable hideux et ses comparses battaient son plein. Le vieux socialiste qui raconte témoigne des degrés de chute du bel écrivain, son ami d'enfance, qui finira compagnon de Goebbels. Dans Les Égarés (1983), comme un antidote, l'orphelin trop doué pour le théâtre, le quiproquo, passera de la virevolte au retour à sa matrice juive. Accouchement douloureux d'un ego (et de la société) en suspens au-dessus de l'abîme, sur le fil entre jeu et enjeu, divertissement et engagement. Appelons ça les degrés d'élévation. Ces deux escaliers à la Escher, voisins de la formule lacanienne (contestée) de la réalité considérée comme un jeu d'optique, n'en finiront pas de monter, de descendre, de se croiser dans les récits inaugurés par La Geste serpentine (1978) : le début d'un conte entendu et dont, à travers le temps et le monde, on cherchera la fin - un horizon fuyant. Le Sens ? “Jusqu'en Chine”, dit le Coran. Et c'est l'accès à la légende, au Singe égal du ciel (1972), parce que Souen Wou Kong, tout singe qu'il est, est l'homme tout entier en sa volonté paradoxale de l'emporter sur le destin, serait-ce en bastonnant les sbires de l'Empereur du ciel ou en pariant avec le Bouddha. Entrée du médium métaphysique, l'air de rien (métaphysique : au delà de la physique - le merveilleux, le mystère, les contes). Le garçon, les pieds dans la fosse, au bord de l'enlisement, en avait bien besoin. L'Ailleurs des livres était peuplé d'ogres et de fées, non pas ours sur l'oreiller, mais loups ravissants qu'il faudra tenir par les oreilles pour n'être pas dévoré. Le questionnement ! “ Pourquoi ça plutôt que rien ? ”
- “Hermétiquement ouvert”, cet oxymore est de vous. Devise énigmatique, qui “ne veut pas rien dire”, pour employer les mots d'Arthur Rimbaud. De fait, votre œuvre comporte souvent des éléments qu'on qualifie communément d'ésotériques. On connaît votre goût pour les sociétés secrètes. Vous-même avez, je crois, fait partie de telles confréries. Votre intérêt pour le Compagnonnage ne s'est jamais démenti. Que cherchiez-vous, que cherchez-vous encore peut-être dans ces lieux peu fréquentés, qui ne se trouve pas dans l'espace public, exotérique, de la vie de l'esprit et de la vie sociale ?
- Avec quelque humour, tentons une sonde panoramique. Le temps est une anamorphose, n'est-ce pas ?
Adolescence. Le judéo-christianisme s'est imprégné en moi à travers ses rites et ses symboles. Attrait du chant grégorien. Bouleversement du shofar. Tentation de remonter à la source. D'où, beaucoup plus tard, l'essai sur Les premières images chrétiennes (1996) et le récit Christos (la formation du messianisme judéen au Ier siècle), en 2009. Assise majeure de l'Occident. On descend dans les catacombes ; on remonte vers les cathédrales. Entrée chez le Compagnons de Métier. L'art du Trait. La Belle ouvrage. Importance de la contrainte. “ Le matériau est le maître de l'œuvrier ”. Adapter ça à l'écriture. On taille la pierre vivante. Décisive rencontre : la lumière au fond du puits (Eckhart, profondeur de l'intime). Böhme : Dieu serait-il L'anagramme du Vide (2005)? Nouveau questionnement : Diderot. La Religieuse. Le Siècle des Lumières. Raison et mystère. L'état critique. (L'énigme du Vatican, 1995). Trouble dans les haubans. Changer de logiciel ! Entraîné par les Singe, bondir sur la voie chinoise, le Dao et la T'ien Ti Houei, la Société des Houngs. Nombreux séjours à Canton, à Pékin, à Harbin (la Harbin de Cendrars !). Cinq récits allaient en surgir tandis que je naissais à La Chevauchée du vent (1991). Désencombrement de l'esprit-bibliothèque (et de l'inconscient harassé?) pour que fleurisse l'âme. Le lotus, n'est-ce pas ? Mais, de ce calme endroit, quel regard porter au-dehors (qui n'en demeure pas moins un dedans)? Le Monde à l'envers (1980) est-il la doublure d'un tissu vrai ? La fiction peut-elle pénétrer dans la texture du réel ? On jette des récits comme des filets dans ce Théâtre de Mme Berthe (1986) qui est l'autre face du miroir. On s'enquiert des Dernières nouvelles de l'au-delà (2007). Grande affaire avec la mort. (Donner un os à Cerbère, toujours marcher vers l'Est). Est-ce un Atelier des rêves perdus (1991)? Non pas ésotérisme, occultisme, mots dévalués. Intériorité. Trancher les nœuds des faux langages, des diktats surannés. S'ouvrir au large. Accepter le voyage d'une écriture onirique pour naître à soi-même grâce à un récit somnambule. Que toute prose devienne poïétique (Bachelard) ! On peut en acquérir la maîtrise (René Char). Mais bon, je me suis débrouillé comme j'ai pu. Et là, Hermès m'a beaucoup aidé. Je ne crois guère à l'astrologie. Pourtant, né en juin, je me sens frère de Castor et Pollux, les deux jumeaux nés d'Hermès, le dieu du commerce, des carrefours et des voleurs. Sans cesse descendre chez les morts pour ramener l'autre à la lumière. Le meilleur tour serait de voler le feu. Mais comme dit Oscar Wilde : “ Visez la lune. Si vous la ratez, votre flèche ira vers les étoiles”.
- Vous êtes connu essentiellement comme raconteur d'histoires. Mais vous avez aussi écrit des poèmes (pas seulement ceux attribués à votre avatar féminin de jeunesse, Danièle Sarréra). Et votre dernier recueil de textes courts, Brèves de rêves, peut aussi être lu comme une suite de poèmes en prose. Quelle relation, identité ou différence percevez-vous entre cette poésie et la prose narrative ?
- Je raconte des histoires qui racontent des histoires. Dans l'existence, nous marchons dans un récit que l'art a besoin d'expliciter (et non d'expliquer), d'améliorer ou de contester. La fiction fourre la galette du réel avec des possibilités d'autres réels, fèves qui germeront dans l'esprit des lecteurs, espérons-le. Or, il m'a toujours paru que dans l'aventure de l'écriture romanesque, la fiction devait essentiellement se nourrir de poésie (au sens démiurgique du poïein grec). Il s'agit d'un fluide à fonction métaphorique. Il peut et doit se voiler sous des aspects anecdotiques qui cachent la véritable intention de l'œuvre, intention qui est souvent extérieure à cette œuvre elle-même. Dans Le Retournement du gant, j'écrivais : “ Chaque livre est pour moi une reprise en main de ce qu'il me sera possible d'envisager du réel, et donc d'abord une nécessité pratique ”, et je citais Maurice Roche : “ Je tente de me fabriquer (hors de moi) une grande machine infernale et co(s)mique ” ( CodeX ). Chacun de mes romans est “ hors de moi ”, en effet, un témoignage issu de mes manques ou de mes désirs magifiés, travaillés dans ma camera obscura par les neurones plus ou moins agiles de l'imagination créatrice. Ce fut ainsi, je suppose, que surgirent de ma révolte les poèmes en prose de Danièle Sarréra, mon premier personnage ; et que d'autres encore, tel le garçon de Monsieur l'Enfant et le cercle des bavards, jetèrent leur différence sur un coin de table, à bout de tout discours, trouant le silence par d'ultimes mots sublimés. On n'imagine l'écriture d'Arthur ou de Ducasse que comme ça. Lorsqu'à quatorze ans, les Illuminations, puis Une Saison en enfer me saisirent, j'appris que que la poétique des mots devait être chargée d'un simple et redoutable sens : le feu ! À ce foyer, il me faudrait apporter ma folie, mon daïmon, si vous préférez. Bientôt, mes règlements de compte apaisés (non soldés), ce fut une sorte de conte qui l'emporta. Un conte aux soubassements critiques : uchronicité, démultiplication et inversion thématique, mise en abyme... Surtout des contes chinoisés issus d'un Tripitaka réinventé. La Chine ancienne est un ailleurs absorbant. Non pas un exotisme ; un approfondissement dans le détour, par des voies que l'Occidental méconnaît trop. Le Dao, ce haut voyage sans dogme, se prête volontiers à mon imagerie mentale et à ma liberté intellectuelle, puisque je peux aisément me couler dans son flot et y apposer ma cadence. C'est qu'il ne s'agit pas ici de croyance, mais de mise en œuvre d'un imaginaire à des fins créatives, ou, si vous préférez, de l'adaptation personnelle d'une tradition initiatique à des récits originaux. Une modernité chargée de traces mémorielles. Citons René Char : “ Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. ” Certes, ces traces sont ici en prose, mais le récit est régi par une poïétique interne (la fable) au service d'une fiction anecdotique nourrie de symboles, de métaphores, d'emblèmes ; bref, de tout ce qui dévoile sans définir, et qui généralement se cache à nouveau dès que découvert. Parce que les histoires ne sont pas l'Histoire, le récit de fiction se souvient de quelqu'un ou d'un fait qui n'existe que dans une absence imaginée et reçue comme une indubitable présence. Un événement est toujours ce qu'il devient, même si son origine n'a jamais eu temps et lieu que dans un esprit. Mais attention ! Nulle prestidigitation, qui serait une tromperie. S'il s'agit bien d'un kaléidoscope, nous sommes dedans. Notre œil est à l'intérieur. Résumons : “ Qu'est-ce que le récit, sinon cet espace et ce temps rares et privilégiés qui peuvent changer le quotidien en l'essentiel, la non-signification ou les significations multiples en sens ? ” ( La Cendre et la foudre, 1982).
- Revenons, si vous le voulez bien, à Danièle Sarréra, ce double féminin, dont le destin et le statut au sein de votre œuvre m'intriguent... Vous l'avez désignée précédemment comme votre premier personnage...
- J'aurais pu l'appeler mon premier pseudonyme. En fait, les textes que j'ai attribués à cette jeune fille sont le témoignage de la rage qui tenait l'adolescent que j'étais, se réveillant dans un monde de pot-au-feu et de qu'en-dira-t-on. En 1949, lors d'une fugue à Paris, j'avais fréquenté l'univers de Saint-Germain-des-Prés de cette époque et j'avais rencontré des filles révoltées de mon âge. Elles furent certainement les modèles de Danièle, ma révolte étant comparable à la leur. Je cite des extraits du Retournement du gant (1990) : “ C'était une manière de s'opposer à la bouillie ambiante. Nous ressentions la société française comme une vieille claudicante trop fardée. (...) Sarréra se débat en des zones très profondes où la religion, le magique, l'irrationnel sont omniprésents. C'est en ces mêmes gouffres que l'Elisabeth du Dieu des mouches descendra. Tout y est noir et blanc comme dans les films américains de série B que j'aimais. Et comme chez le Goya des Caprices. D'ailleurs, si Danièle se suicide, c'est pour aller au bout d'un certain courage, comme Antigone, afin de s'opposer à l'ordre et parce que cet ordre est mortifère ”. Jean-Luc Moreau : “ Vous avez suicidé Sarréra à votre place.” Réponse : “Je n'étais certes pas Antigone. Nous touchons ici au procédé même de la création. Un théâtre de substitution. C'est pourquoi les textes attribués à Sarréra n'appartiennent pas à la poésie. Il s'agit d'une fiction. L'œuvre de Sarréra est une ébauche romanesque. Et sans doute l'état d'ébauche était indispensable à ces cris, ce qui leur confère un porte-à-faux quasiment magique. Je ne l'ai pas voulu tel, mais c'est ainsi.” Plus tard, en 1976, les Éditions du Nouveau Commerce ont publié l'ensemble de ces textes sous le nom de Sarréra, ce qui me parut non seulement normal, mais exaltant. Danièle vivait ! Et, comme vous le savez, à partir de ce moment le quiproquo s'est installé. Un mouvement féministe s'est emparé de Danièle Sarréra et l'a érigée en étendard. Par scrupule de conscience, j'ai révélé publiquement la vérité. Horreur ! Certains ont pensé que j'avais volé les textes à une jeune morte ! Beau complot entre réalité et fiction, n'est-ce pas ?
- Mythifier, mystifier, toute l'ambiguïté est là... Faisons-nous, un instant, l'avocat du diable. Où cela mène-t-il ? diront certains. À quoi rime - que vise donc - un travail de construction fictionnelle dont on peut avoir l'impression qu'il ne débouche sur rien, étant inscrit d'emblée sous le signe de l'illusion ? Une illusion, je vous l'accorde, qui ne cache pas son jeu, qui se déploie, avez-vous dit, de manière kaléidoscopique... Précisément : cela n'a-t-il pas pour conséquence de miner le pacte implicite qui fonde le récit, le lien tacite entre le raconteur d'histoires et celui qui l'écoute ? En d'autres termes : comment, une fois dépouillé de sa cape de prestidigitateur, le narrateur peut-il aller de l'avant, si dans le même temps il ne cesse de brûler ses vaisseaux ?
- Je tiens de Joël Picton, l'imprimeur d'art qui fut mon premier maître, la formule : “remplacer le temps par la densité ”, car, de toute évidence, tout art est un pari entre la conscience et le temps. Il disait aussi : “ Tout grand art est un art d'apparition”. Faire apparaître hors du paraître afin de naître à l'être. Vaste et profond calembour dont, après soixante ans d'écriture, je n'ai pas encore épuisé toute la leçon. Je cite (Journal, 1960) : “ Dans le flux existentiel qui nous voyage, où en est l'être ? L'être toujours absent est un appel de phare dans la nuit. Faute de mieux, le récit, mon matériau, court sur le fil ténu de l'imaginaire (imagination et mémoire mêlées dans le désir tenace de créer). Il s'impulse alors que j'ignore le contour de son corps à venir. Que sera-t-il ? Béant et plein de cette béance qui me lance au futur, j'incarne un presque rien gros d'une fiction qui s'engendre d'elle-même.” Pour reprendre brièvement les termes de Heidegger sur l'être jeté dans le monde, du da-sein à la fois ici et là-bas, dans un avoir-été et un à-venir, en perpétuelle recherche de soi-même, l'œuvre serait la tentative d'échapper au pathos du vivant (l'incomplétude de l'être) pour créer un nouveau lieu où s'expose le monde. Mise en abyme d'espaces et de temps autres. Si c'était possible, irréductiblement autres. Ce qui, si l'on mesure la distance réversible entre le réel perçu et la réalité inventée, est métaphysiquement comique.
- Vous avez fait partie, aux côtés de Jean-Luc Moreau, d'Hubert Haddad, de Georges-Olivier Châteaureynaud, de Jean Levi, de François Coupry, de Patrick Carré et de moi-même, Marc Petit, du tout premier noyau de la “Nouvelle Fiction” (1990), au sein duquel vous occupiez d'emblée une place particulière, ne serait-ce que par votre qualité de doyen. Que représente pour vous, l'aspect amical mis à part, l'existence de cette réunion ? Quel regard portez-vous, ici et maintenant, sur cet OVNI, cet équipage de Martiens ?
- Lors du long entretien de 1990 avec Jean-Luc Moreau (Le Retournement du gant), j'avais cité des noms de quelques romanciers contemporains, mes cadets, que j'appréciais car ils me semblaient utiliser la fiction romanesque dans un sens voisin du mien. Vous avez cité leurs noms. Jean-Luc Moreau les a rassemblés dans son étude inaugurale, La Nouvelle Fiction (1992). En résumé, il déclare : “Les œuvres de ces auteurs sont toujours des aventures intérieurement vécues et métaphoriquement mises en question à travers des anecdotes, des personnages qui englobent tout à la fois le quotidien et le mythique, pourvu que face au déluge des signes contradictoires et à la pauvreté romanesque des faits de société se dégage, fût-ce de façon critique, une recherche obstinée du sens ”(p.68).
Face aux théories du langage, au théâtre de l'Absurde, au Nouveau Roman, au minimalisme, nous opposions l'imaginaire dans tous ses états d'écriture. Nous étions des praticiens de l'imprévu, des accoucheurs de l'onirisme sur la table de dissection de Lautréamont changée en cour des miracles. Nous nous retrouvions dans Les Mille-et-une Nuits, le Tripitaka, Gracian, Cervantes, Potocki, Stevenson, Poë, Karen Blixen, Hesse, Kafka, Bruno Schulz, Borges... Et donc, la critique littéraire des années 80 ne savait dans quel tiroir nous classer, allant jusqu'à supposer que nous n'étions pas “français”, comme si Proust était cartésien ! Et Breton, Gracq ? En vérité, si, en France, la peinture ou la musique avaient opéré leur révolution, la littérature était demeurée accrochée au dix-neuvième siècle : le réalisme psychologique et social. On y avait ajouté le goût pour les structures intellectuelles. Or, lorsqu'on demandait à Picasso ce que signifiait une de ses compositions, il répondait : “ Et une fleur, qu'est-ce que ça signifie ? ” Fonction de l'artiste : créer du vrai au-delà du véritable. Et d'abord se mettre soi-même en question dans le miroir d'une écriture, réinventer le soi-disant réel qui n'est jamais qu'une possibilité, une ébauche. “ Le roman existe, non par ses ressemblances avec la vie, mais par son incommensurable différence avec elle.” (Stevenson)
Dans Le retournement du gant, j'écrivais : “ L'œuvre écrite fondée sur une aventure vécue de l'imaginaire, sans frontière d'aucune sorte, mêlant audacieusement les mythes, l'Histoire réinventée, les personnages fabuleux, l'univers reconstruit dans un élan épique et onirique non exempt d'humour, redonnera sa place éminente à la fiction à l'encontre de la pseudo-authenticité du document petit-bourgeois et du réalisme franchouillard. L'écrivain est un créateur d'espace.”
En écho, citons quelques courtes déclarations des écrivains reconnus par la Nouvelle Fiction :
“ Pour moi, écrire un roman, c'est verser dans l'espace poétique. Je passe entièrement de l'autre côté, et si je ne deviens pas fou, c'est qu'il y a l'effort, l'épreuve de l'œuvre.” (Hubert Haddad)
“Essayer de dire quelque chose pour traduire tout à la fois ce sentiment d'exister et ce manque. C'est la recherche du sens, d'une continuité à partir de ce qui est perçu dans la vie commune comme tout à fait discontinu, effrité. Je perçois et j'exerce la littérature comme une façon d'explorer des restes, des traces, des vestiges et de les relier.”
(Marc Petit)
“ Ce qui caractérise l'historien, c'est qu'il ne vit pas, lui, dans un univers merveilleux. Il fait donc la part entre d'un côté le merveilleux, la fable, les légendes et les mythes, et d'un autre côté, le réel. Ce que je ne fais pas. Je mets le réel et l'irréel sur le même plan.”
(Jean Levi)
“ Un langage métaphorique et elliptique peut permettre la polysémie : dans un seul énoncé, une multitude de sens. Ainsi la poésie a-t-elle pour moi, dans le roman, la fonction d'ouvrir le sens, d'évacuer tout ce qu'il y a de préjudiciel dans le langage habituel. Pourquoi ne pas user de la faculté métaphorique quand on aborde la fiction ? Mes romans sont en fait des poèmes romanesques.”
(Patrick Carré)
“ Tout roman qui n'ose pas au moins l'esquisse d'une conception globale de l'univers est inutile.”
(François Coupry)
“ À mes yeux, l'art émane directement de la curiosité hallucinée ressentie par l'être humain quand il prend conscience de sa propre présence dans l'univers.”
(Georges-Olivier Châteaureynaud)
Einstein écrivait : “ L'être humain fait l'expérience de ses pensées et de ses émotions comme si elles étaient dissociées du reste de l'univers. C'est une illusion d'optique de sa conscience.” La physique quantique nous apprend qu'une particule non observée se trouve dans un état qui est la superposition de tous ses états possibles. Dès qu'elle est observée, on la découvre dans la stabilité d'un seul état. Le regard est, en quelque sorte, fondateur de cet état. Ainsi est l'écriture par rapport à tous les états aléatoires d'un fragment de réel particulier. Elle choisit parmi tous les états possibles de ce fragment et, ce faisant, le dynamise en l'incorporant dans un ensemble qui, du même coup, l'identifie. L'aventure du récit avance ainsi, projetant l'illusion d'optique de la conscience dans l'émergence d'un organisme ni fictif, ni réel, en un temps suspendu. Au lecteur de s'en saisir et de le faire sien.
- Mais encore ? Où réside, à vos yeux, la spécificité de la Nouvelle Fiction, par rapport à certains phénomènes ou catégories connexes : le réalisme magique, le Surréalisme, la Science-Fiction, la littérature fantastique..., ensemble flou au sein duquel on a parfois été tenté de la dissoudre ?
- Nous, les piétons, nous parlons trop aisément du temps et de l'espace, notions bonnes pour les astro-physiciens que nous ne sommes pas. Nos récits marchent dans des lieux et lors de durées. La spécificité de romanciers tels que nous, cher Marc, est d'oser nous jouer de ces lieux et de ces durées afin d'en extirper la substance - et pourquoi pas la substantifique moëlle de notre grand frère Alcofribas ! Et, si l'on réfléchit, quelle est cette substance ? Pour parodier Paul de Tarse, nous dirons que le récit commun considère le monde au moyen d'un miroir trop trivial pour refléter le réel. D'où vient cette trivialité ? Du social, de la psychologie, des mœurs, etc. (terrible etc., parce que la période est triviale ; on s'enfonce). La vraie terre manque, et le ciel qui est la partie spirituelle de la terre. La plupart des romans sont encrassés dans une substance subalterne, “ la déjection de l'être ” dirait Artaud. Suivez Freud et tournez à gauche. Les Impostures du réel (mon récit actuel) en est le témoignage. Paul, le petit personnage prisonnier d'un nom qui l'englue, ne découvrira sa joie de vivre que dans son nom d'écriture, hors du trivial, justement, et dès lors il s'arrache à l'étreinte, il participe au poïein. J'en reviens toujours là. La substance du roman doit être d'ordre poïétique. Elle tend vers la jubilation intérieure. D'où mes récits “chinois”, parce que cette Chine-là, comme la Pologne de Jarry, n'est nulle part dans l'Histoire, mais elle se meut dans une histoire atopique et uchronique, un “partout” de même substance que la conscience. La vacuité ? Un vide né d'un retrait (le tsimtsoum) qui se remplit d'un plein nouveau ? Le point se développe, lentille sur l'eau qui se change en jardin flottant. Mieux que décalage : déclic soudain. Grave effet d'humour, naturellement (Lettres apocryphes, 1960).
Mot du peintre Hérold à Claude Tarnaud ( 8 février 1954) : Il est bon tout de même de vous rappeler qu'écrire est pour moi un peu nager, et n'oubliez pas que je suis un ancien noyé.”
La Nouvelle Fiction ? Le cercle des anciens noyés. Sinon, dans les eaux d'ailleurs, on ne peut pas nager.