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L’homme de septembre

Philippe Remy-Wilkin

Pour 

Francis Dannemark

C’est l’histoire d’un long effleurement, d’un rendez-vous qui m’impacte mais qui demeure inachevé, peuplé de pointillés. Le récit débute vers 2004. La littérature francophone n’est pas (encore) ma tasse de thé, je privilégie, et de loin, la narration anglo-saxonne. Mais Michel Torrekens m’a proposé d’écrire des articles, Thierry Leroy m’a guidé vers notre microcosme, Estuaire, un nouvel éditeur belge, et ses Carnets littéraires. Je travaille sur La chapelle Sextine d’Hervé Le Tellier. Une aura se dégage de la collection : couvertures à la fois modernes et surannées, épousailles entre le texte et l’illustration, la photographie, volonté d’échapper au ghetto belgo-belge :


« (…) des plans et des croquis tracés avec élégance complétaient les notes et donnaient au cahier l’allure d’un récit de voyage à l’ancienne. »


Je poursuis la découverte pour le plaisir, mes élans d’antan pour Mattotti, un dessinateur, et Guerra, un scénariste de cinéma, il y a ce titre mystérieux aussi, L’homme de septembre, et je rencontre Francis Dannemark :


« Le bord du gouffre, on s’accroche. L’angoisse est grande – mais la vue est belle. »


Ou alors mes souvenirs sont confus et l’aventure s’ébauche autrement, Régine Vandamme, du quatuor de direction de la collection, me contacte pour m’encourager à déposer un projet et… Quoi qu’il en soit du contexte, mu par une intervention extérieure donc, j’achète et lis L’homme de septembre :


« Il s’appelait Philippe. Depuis presque un demi-siècle. Mais comme tous les matins, à la frontière exacte du sommeil et du réveil, il n’en savait rien, il n’était pas différent des personnages qui peuplent les rêves, pas différent des humains déterminés ou fragiles qui l’avaient précédé, hommes et femmes vaguement perdus, résolument tendres ou passionnés, distraits, effacés ou lumineux, étonnés de vivre ou vivant par la force des choses (…). »


L’homme de septembre. De quoi est-il question ? D’un quasi quinquagénaire proche du point de rupture, qui ne sait plus que faire de sa vie, ne peut plus s’engager. Hors rails, hors récits. Il vient de rater un avion pour le Portugal et une conférence, de refuser un séjour en Provence en compagnie d’une femme qu’il « aime bien » mais qu’il « n’aime pas », et qui le sait, l’oublie souvent. Des amis lui ont proposé de s’installer chez eux durant leur absence, de se reposer dans leur villa, leur propriété boisée d’un quartier résidentiel de Bruxelles. Et… ? Il nourrit les animaux et les plantes, il affronte la canicule, il explore la collection de DVD, visionne une vingtaine d’Hitchcock, une œuvre qui ne lui parlait pas précédemment, il croise des voisins. Au premier degré, un récit impressionniste, un puzzle constitué d’actions dérisoires, de pensées en vrac. Au-delà du contingent, il y a l’essentiel. A y regarder de près, Francis Dannemark a réussi à peindre un moment de suspension, à nous projeter dans un entre-deux que nous avons tous connu lors d’un voyage, d’une maladie. Ces escapades, rares et précieuses, où l’on s’extirpe brièvement de la gangue du temps, des obligations, devoirs, responsabilités pour s’octroyer un surplomb, oser un pas sur une page vierge, revisiter un « autrefois », percevoir un « ailleurs », entrevoir un fléchage, un futur, une adéquation.


Une boîte magique, répondit Philippe. J’aimerais qu’elle ne se referme pas.

Soyez mon invité demain soir. Au bout du jardin, prenez le petit sentier sur votre droite et laissez-vous guider par la musique.


L’homme de septembre. Mon rapport à l’écriture, à la narration est bousculé. Adepte des orchestrations, du grand large et du souffle, des opéras et des messes en livres, je m’initie à la musique de chambre, aux grâces minimalistes, à la saveur du feutré. La fissure, dans la carapace de ma table des lois, n’aura de cesse de progresser, je médite alors sur la subtilité, l’intimité, la note cristalline, ce qui sépare la beauté du charme :


« Des orages, il y en avait, mais peu, mais loin. »


L’homme de septembre. Texte de Francis Dannemark, illustrations de Chris De Becker, photos d’Yves Fonck. Qui appellera vite d’autres lectures (Choses qu’on dit la nuit entre deux villes, etc.). Un point d’ancrage, une référence. Pour toujours.


« Clara rit. Le rire de Clara, c’est la lumière du jour. »


Alors, j’écris à Francis, il me répond, nous échangeons, ponctuellement et sans précipitation. Jusqu’à nous voir, ô brièvement, un soir de 2008. Et puis… Je me dis qu’on a le temps, beaucoup de temps devant nous, et qu’un jour je reviendrai vers lui avec un texte adapté à sa perception, ses paramètres… Et puis… Un jour, il est trop tard… Je n’ai plus pensé à lui en rédigeant mes Encres littorales ou mon Vertige, j’eusse aimé recueillir ses impressions en ce sillon nouveau pour moi mais j’ai négligé celui qui a un jour allumé un fanal dans ma perception. Le maître de la petite musique s’est évanoui entre deux atmosphères. Trop tôt. Il est trop tard.


« Palais des glaces mais pas ça, pas l’été, pas l’été… Une petite voix dans un pli froissé de son esprit répétait ces mots comme ceux d’une chanson qui s’entête à revenir bien qu’on ne l’ait pas invitée. »


L’homme de septembre. Ai-je assez dit à Francis, ou bien dit, ce qu’il a réussi à instiller en moi, mon plaisir de lecteur, mon admiration confraternelle ? Lui ai-je raconté comment j’ai failli écrire à une critique pour m’indigner d’une recension trop peu élogieuse ? L’impression est singulière mais j’ai toujours pensé qu’une scène de partage nous attendait au loin mais… Trop tard. Alors, peiné et comme frustré, je voudrais relire le fil de nos conversations, son détail, j’archive tant et tant depuis des décennies, mais… le vide, abyssal, nos mails ont sombré lors d’un transfert de données. Une mise en abyme ? Du charme évanescent d’un livre et d’un auteur ? Alors je me dirige vers ma gloriette et tends l’oreille, loin des vacarmes tonitruants des temps modernes. Peut-être « l’homme de septembre » s’y repose-t-il déjà, faufilé entre deux photos d’Yves Fonck. Peut-être même est-il à l’origine de sa création, de la quête qui s’insinue sous le clair/obscur de la glycine…

© Pablo Garrigos Cucarella

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