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La littérature en instance d'oubli

Eric Brogniet

Pour 

Jacques Crickillon

Jacques Crickillon (Bruxelles,1940-2021), est l’auteur d’une œuvre importante et diversifiée qui compte plus d’une trentaine de volumes. Elle procède par cycles, où peut se lire une ascèse : « On écrit », dit-il, « pour survivre, pour gagner, pour accéder à un espace dont on ignore tout, pour récupérer, pour faire la vraie révolution, pour guérir, pour mourir, pour dire ce qui échappe (…) et sans doute pour un tas d’autres raisons. Mais un mot qui n’est pas un risque n’est qu’une tache ». Dès lors, l’élaboration de l’œuvre prend ses distances avec la littérature : elle y est « en instance d’oubli ». Entré en poésie avec un recueil qui, à contre-courant des tendances littéraires de l’époque partagées entre la poursuite d’un certain classicisme et les nouvelles tendances issues du structuralisme, renoue avec une grande tradition lyrique et amoureuse qui a toujours caractérisé la poésie française au cours de son histoire, l’auteur se signale par quelques livres pivots qui sont un peu comme les jointures permettant l’articulation des parties d’une œuvre protéiforme mais d’une absolue cohérence : La Défendue (1968), Supra Coronada (1980), L’Indien de la Gare du Nord (1985), Le Tueur birman (1987) ou Au bord des fonderies mortes (1998) sont ainsi des étapes  faisant à la fois la synthèse d’un cycle d’écriture et portant ailleurs, formellement autant que fondamentalement, la parole.

 

Quand il publie son premier livre de poèmes, La Défendue, en 1968, ce livre fait l’effet d’une bombe dans un paysage littéraire belge jusque-là assez consensuel et marqué par le néo-classicisme : les textes de Marcel Moreau, de Pierre Della Faille, ou les logogrammes de Christian Dotremont, s’élaborent en effet en marge de l’institution littéraire. Le poète, à travers une magie du verbe héritée de Saint-John Perse, aurait pu se vouer à une forme de hautaine voyance : mais après Auschwitz, peut-on encore croire aux pouvoirs de voyance du poème ? L’œuvre du poète devra se charger à la fois du risque, comme ce sera le cas chez Paul Celan, dont Lacoue-Labarthe indique que l’œuvre toute entière de refondation de la parole passe par l’expérience, dans le sens étymologique d’une traversée des dangers, et aussi d’une mise en question permanente des pouvoirs du langage et de la mémoire. Ce double mouvement de risque et de lucidité, de magie verbale et de doute quant à celle-ci, de témoignage et de refus du pythonisme, représente incontestablement la posture essentielle du poète postmoderne. Nous ajouterons : son honneur et sa probité. La preuve en est dans un petit essai sur le poète mauricien Raymond Chasle, où Crickillon clarifiait ce qu’était pour lui le poème : « (…) L’œuvre poétique (…) s’instaure dans l’étrangeté, elle accède au règne de l’ailleurs, elle constitue par l’une de ses espérances un rituel de pénétration. Poésie du transfert, de la mutation, d’un désir exacerbé de métamorphose, s’inaugurant par le refus de ce que l’on nomme poésie. Chez tout poète authentique, la littérature est en instance d’oubli, l’effort de création se fonde sur un contre-souvenir ; cette nécessaire purification (…), ce progressif détachement doit faire considérer l’activité poétique comme fondamentalement inassimilable à ce qu’on a coutume d’appeler l’art, mais bien plutôt comme discipline d’ascèse orientée vers la libération du moi cosmique (…) ». De Malcolm de Chazal, Raymond Chasle a hérité la haine des dualismes destructeurs, le goût des trajets inverses, le sens des correspondances cosmiques. Il est attentif à la matière même du langage et désireux de donner forme — fût-ce, paradoxalement, en faisant éclater sur la page la forme du poème. Cette fragmentation du Rite et de l'Extase délimite bien son projet poétique : « Enfant de corsaire, enfant d'esclave, descendant d'immigré, venus de trois continents, né sur une île de sang-mêlés et de sang-à-mêler, dépossédé  de langue maternelle par ébranlement de sang et de langage, ayant grandi au sein de l'opprobre et de l'oppression de la langue créole aggravés par l'aliénation d'un enseignement bâtard qui condamnait ses véhicules, l'anglais et le français, à demeurer langues étrangères, longtemps confronté à un bilinguisme conflictuel et aux interdits d'une notion pseudo-charismatique de monopole linguistique exercé par une minorité, je postule aujourd'hui que la langue française demeure pour moi une option fondamentale. À force de patients sondages, d'interrogations laborieuses, d'incessantes oblitérations et de chemins mille fois recommencés, la langue française m'a permis de résoudre mes tensions intérieures et de transcender mes écartèlements. Langue de toutes les succulences et de toutes les résonances, elle est pour moi le support privilégié de la méditation, de la mémoire, de la connaissance et du combat. »

 

La méditation, la mémoire, la connaissance et le combat  perceptibles dans l’œuvre du poète mauricien sont quatre invariants que nous retrouverons dans l’œuvre de Crickillon. Discret à propos des éléments biographiques qui le concernent, nous retiendrons toutefois que l’enfance du poète sera marquée par la guerre, par la solitude, par une certaine forme de pauvreté, sociale, affective et linguistique. Il traversera très jeune une expérience traumatisante de déracinement et de mutisme. L’adolescence ne déroge pas à ce sentiment intime de la différence et de la catastrophe. Après de nombreux voyages, notamment en Afrique et en Asie, à la suite desquels l’on perçoit des apports de l’expérience humaine à la fois des bas-fonds et des sommets, de la violence et de l’éblouissement, le poète entre véritablement en poésie comme en religion  à la suite de sa rencontre avec Ferry, la femme aimée, l’amante, la compagne et l’inspiratrice.

                                                                              

Crickillon rejoint une position exprimée par Henri Michaux, dont il est souvent proche : dans son œuvre, formellement inhabituelle au genre poétique classique elle aussi, Michaux fait sans cesse référence au combat, aux ailleurs et à l’absurde mais il est aussi mobilisé par le cosmique, comme en témoigne son dernier texte Le jardin exalté. Michaux, tout comme Crickillon, ne se situe pourtant pas dans la ligne d’une réflexion philosophique dont l’Être et le Néant sartriens seraient les référents. C’est plutôt entre l’Être et l’Insuffisant — sous les formes de l’absurdité, de la fatigue, de la défaillance et du doute, qu’il faut situer chez eux les enjeux littéraires et existentiels.  Ce que Crickillon désigne sous le nom de poème, en opposition avec la littérature, n’est pas simplement un objet verbal dont, par ailleurs, les formes habituelles sont modifiées : cette poésie multiforme sait marier tous les rythmes et les registres du lyrisme, du polar, de la science-fiction ; elle ne recherche pas l’effet, elle a horreur du joli, et son lyrisme même est tout à l’opposé de l’épanchement. Rien de narcissique, mais au contraire la recherche d’une tension permettant d’atteindre à la justesse. En somme, à côté des noms de Rimbaud et de Michaux, déjà cités, Crickillon vit dans le voisinage familier de poètes qui ont fait du poème et de la réflexion tendue vers cette cible qu’est une espérance de déjouer le mortifère et d’atteindre à une certaine forme de salvation. Non pas but mais attitude, et qui sape toute idée selon laquelle nous puissions exercer quelque maîtrise arrogante sur le monde. Ces poètes exemplaires de notre modernité européenne ont pour noms Lautréamont, Rilke et Nietzsche.  Le poème est donc chez lui un espace verbal à la caractéristique de trame, qui par une espèce de judo mental et langagier, par sa capacité à intégrer les différences, par l’exercice d’une vision systémique du monde et de la vie, dégage une cohérence où s’effacent les antinomies, où se ruinent toutes les arrogances rhétoriques. Cet itinéraire initiatique mène le poète de sa propre histoire et de sa propre souffrance, qui sont sans cesse à éprouver, vers un pays, non pas perdu, comme s’il s’agissait de remonter aux sources ou d’atteindre à l’idéal – c’est là une des caractéristiques les plus fortes et les plus dynamiques de cette expérience – mais à conquérir et à réinventer sans cesse. L’œuvre, à travers ses différents cycles, se présente donc comme un chantier permanent, un work in progress sous le signe double du Vide et de l’Ouvert. Au-delà de la notion de genre et d’œuvre d’art, l’œuvre poétique est la trace et le véhicule d’un cheminement spirituel.

 

Plus fondamentalement encore, l’œuvre s’élabore dans un combat permanent contre la tentation de s’autojustifier et contre celle de se taire. Il nous appartient de désigner succinctement ces grands cycles d’écriture et leurs enjeux, afin de bien saisir l’importance des livres-clés de voûte qui balisent l’œuvre du poète. A partir de la publication de  La Défendue, toute la première partie de l’œuvre est placée sous le signe d’une invocation à la femme aimée, dont le poète va multiplier les hétéronymes. Cette figure en appellera deux autres, la poésie et la montagne, qui sont le même pôle d’aimantation de tous les actes du poète, ceux-ci ayant pour but d’épouser les métamorphoses infinies de la vie en même temps que celles de l’art. Face à ce versant solaire où règnent ces trois figures féminines interchangeables, qui donnent l’énergie nécessaire au surgissement du chant, le poète opposera le côté obscur du monde,  où la dérive d’une civilisation et la dégradation de l’esprit comme la violence mortifère oblitèrent toute chance de salut. À travers La Défendue, L’ombre du Prince, La Barrière blanche, La Guerre sainte, À visage fermé, le poète se voue, comme l’a noté Jacques De Decker, à la célébration, en divers registres qui recueillent progressivement toutes les potentialités de la langue, de la louange à la colère, et du lyrisme personnel à l’appel du cosmos tout entier. Jusqu’à Colonie de la mémoire, d’un point de vue stylistique, Jacques Crickillon explore donc un certain nombre de registres verbaux qui finiront par se compléter afin de disposer d’un outil capable de traduire de manière complète un propos se chargeant de la totalité des enjeux de l’écriture. L’itinéraire suivi par le poète dans cette exploration des potentialités de la parole est placé sous le signe de la passion et de l’amour, d’une réappropriation de soi-même par l’ivresse du langage poétique et de l’amour partagé mais tout aussi bien par une progressive mise en doute de ceux-ci. Ces cinq premiers livres  poétiques ont été réédités sous le titre générique de Cercle Afanema. Leur portée métaphysique est indéniable et qualifiée par trois figures définissant, suivant la pensée baudelairienne, celui qui a vocation de traduire par le langage l’état du monde. Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire indiquait en effet : « Il n’existe que trois êtres respectables : Le prêtre, le guerrier, et le poète. Savoir, tuer et créer ». Nous observerons aussi que, créateur de mondes, le poète nous donne à lire une géographie singulière : au-delà des caractères anecdotiques et des lieux reconnaissables, qu’ils soient ceux de l’Orient — y compris d’un Orient fantasmé, d’une Afrique où prédominent la violence, la mort et l’ivresse, ou des quartiers crapuleux d’une capitale occidentale, cette géographie évoquée est placée sous le double signe de l’Amour et de la Haine, dont le perpétuel affrontement structure le fonctionnement de l’univers comme l’avait soutenu le philosophe grec  Empédocle d’Agrigente, et donne sa pulsation profonde au poème, c’est-à-dire à un monde en état de perpétuel surgissement. Ce premier cycle de l’œuvre se termine avec À visage fermé, qui, par les doutes profonds qu’il exprime à propos du caractère de célébration et d’ivresse poétique, annonce le second cycle placé sous le signe de la mémoire et du rêve.

 

À partir de 1978, le poète publie en effet deux poèmes sous forme de plaquettes : Régions insoumises et Région interdite ainsi qu’un poème, Approche de Tao qui mènent à Colonie de la mémoire, un des deux livres-clé de ce second cycle, annonçant via Nuit la neige et Retour à Tawani, la publication du livre culte L’Indien de la Gare du Nord en 1985. Ce second cycle de l’œuvre voit aussi l’écriture crickillonienne intégrer la prose, avec l’autre livre-clé de cette période, Supra Coronada, dont les dix-huit récits déclinent sur plusieurs genres, du récit borgésien au polar en passant par la science- fiction, une vision tragique de la modernité. Ce volume sera suivi par un autre recueil de nouvelles, Parcours 109. Il n’est pas douteux que cette plongée dans le texte en prose servira au poète de laboratoire pour la création de L’Indien de la Gare du Nord. Ce second cycle était un cycle intermédiaire dans le dessin général de l’œuvre : « S’il reprend bien en effet sur le plan thématique et stylistique des éléments qu’avaient initiés La Défendue — l’entrelacement du lyrisme et de la distance, du chant de l’aimée et du sarcasme, dans des vers ou des proses qui ne sont pas davantage ponctués que dans les premiers livres —, il semble ici le faire avec une liberté accrue de même qu’avec un souci toujours plus grand d’atténuer les frontières entre le récit et l’invention poétique. Un thème semble dominer : celui de la mémoire problématique. Mais il va se trouver enrichi, perturbé par celui du songe ou pour mieux dire encore : du fantasme. »[2]Au-delà du laboratoire verbal, le même critique indique l’importance de l’affirmation nervalienne : « Le rêve est une seconde vie », dont, pour Crickillon comme pour les poètes français Joë Bousquet et Yves Bonnefoy, les conséquences sont que l’on ne peut séparer de manière arbitraire l’invention et l’imagination, la raison et le rêve, la vie consciente et l’inconscient, le souvenir réel et le souvenir rêvé. Comme chez Nerval et la plupart des romantiques allemands, il y a là une continuelle osmose entre des domaines de la vie cérébrale et émotionnelle que le classicisme avait pour habitude d’opposer ou de scinder. Au contraire, c’est dans ce continuel va-et-vient entre la façade et les coulisses de la vie humaine que se révèle le riche potentiel vital de l’être humain. Les travaux de Gilbert Durand ont montré toute l’importance de cette pensée systémique pour la survie de l’espèce : « La symbolique se confond avec la démarche de la culture humaine toute entière », écrit-il dans son essai  L’imagination symbolique. « Dans l’irrémédiable déchirure entre la fugacité de l’image et la pérennité du sens que constitue le symbole, s’engouffre la totalité de la culture humaine, comme une médiation perpétuelle entre l’Espérance des hommes et leur condition temporelle. L’humanisme de demain, après Freud et Bachelard, ne peut plus se refermer sur une exclusive iconoclaste » [3]. Crickillon est bien un poète humaniste, dans un monde postmoderne qui n’a de cesse de retourner à un certain état de barbarie. Là aussi s’efface l’arbitraire distinction entre le métaphysique et l’engagement. En ce sens, toute poésie, toute écriture ne peuvent, aujourd’hui, qu’être engagées.

 

Avec les deux versants complémentaires du cycle de Kénalon I et Kénalon II, le poète actualisait un thème déjà présent dès ses premières œuvres qui débutèrent avec La Défendue , poursuivi dans Nuit la neige , et les textes des ode, élégies et ballade qui font partie du corpus précédant cette ligne de fracture essentielle : le douloureux  Au bord des fonderies mortes  qui représente le miroir de faille du cycle de Kénalon. Les deux volumes de Kénalon I et II disent déjà, avec l’image de la pluie, le passage, la migration, l’effacement, le renoncement et en même temps la terrible lutte avec l’Ange. Ils charrient des thèmes constitutifs qui renouent de manière flamboyante avec l’amour, ils ne se sont pas résorbés sur eux-mêmes  en une somme parfaite dans les moyens stylistiques et le respect d’une esthétique qui n’appartiendrait qu’à son auteur. Aussi porteuses de synthèses stylistiques et d’inventions nouvelles qui font éclater à nouveau le grand chant prophétique de l’imprécation, ces pages, essaiment leurs pollens de voyelles et d’exclamations. Le Bois de pluie, qui succède à ces deux premiers livres, s’apparente au journal de bord du chantier précédent et paraphe de sérénité gagnée sur les éternelles colères ce qui était  avant tout un aveu, une confession, un legs et un testament. La richesse et la cohérence des chiffres, des clés, des images, des botaniques, des minéralogies et des météorologies, des heures et des lieux, des connexions émotives entre tous les atomes du monde, tout ceci, existant. « La sagesse prend son chemin au-delà ». « Il est toujours cinq heures ». Lieu. Temps. Immobilité comme Utopie. Terre de Nulle-Part. Elévation. « La mort devrait être le dernier poème ». « De ta tête au géant quarks, qu’est-ce qui passe ? Un nom, seul, tel une signature sur un vélin veuf : Lorna ». Essentielle pauvreté rilkéenne. Infinie capacité de l’amour à se ressusciter à chaque instant. Dans l’expérience du danger. Dans le danger comme expérience. Poésie mystique particulièrement exemplaire en ce qu’elle dit et fait vivre conjointement. Et dans le chaos de leurs inter-relations, l’absence et la présence, la nuit et le jour, la chair et l’esprit, une chair qui se fait verbe éblouissant.

 

Comme souvent, à une phase plus méditative succèdent chez le poète de nouvelles colères. Là où, de son retrait, on pense que le poète, la pipe à la bouche, contemple d’un œil apaisé le monde, Crickillon, dans Le Bois de Cendre, qui clôt ce cycle, montre que le dernier Mohican qu’il est en a ras le shilom de la contemporanéité oscillant du radiofungénéralisé aux lobotomies d’un fascisme soft, planétaire et automatisé : « ceci n’est pas un tour du Monde en quatre-vingts joints (…) ceci n’est pas une pub pour calin calin by night extasie / ni une chasuble un attaché case une chemise rouge / c’est une machine à laver réservée à des esprits imaginatifs de classe oméga delta peut-être entre autres (…) ça être nourriture empoisonnée pour virus dans ta tête / ça être sacrée virée avec la bande de zombies dans ta tête (…) ». Le tueur birman est ressorti de sa cave. Dans une main, le psautier d’un infini chant d’amour, dans l’autre un fusil automatique à tir rapide. A ce petit jeu, une célébration amoureuse, avec le poète-chien /chat aux pieds de sa déesse, le poète-tigre rôdant au fond des banlieues borgnes et des jungles aux floraisons de néons flashys, le poète-chaman/oiseau de nuit veillant sur les grandes plaines intérieures, celles de nos propriétés, quand l’aube point sur le monde désenchanté et sans espoir de New Auschwitz… Opossum, mon lecteur, mon frère, mon double, mon meilleur ennemi. Il est toujours cinq heures. L’heure de la corrida, de la mise à mort. Comme chez Lorca. Comme dans toute grande écriture orphique. Lorna, l’Our, Iradouine, mon jour et mon respir.  Une même recherche du graal, le même lamento entre l’élégie et le refus de la poésie poétisante, dans la recherche d’une identité qui soit sa propre expansion/désintégration, en un processus infini d’auto régénérescence, qui est celui du poème, qui est celui du couple cheminant toujours debout dans un paysage d’apocalypse et de barbarie planétaire.

Du sein des ruines passées au napalm de sa vision, le poète distingue, au cœur de ce Bois de pluie devenu Bois de cendre un bestiaire antédiluvien, grouillant dans les marécages de ces territoires aux bords mal cernés, aux topologies hasardeuses. Des floraisons tropicales, rameaux, brindilles, écorces aux poudres hallucinantes, œil nucléaire de Dieu, trou noir de Dieu, théâtre vide aux coulisses de brume où Hamlet se fait baiser par un avatar de l’Histoire,  répond le domaine d’Omalia, jardin d’amour du bord de l’eau, où coulent les vraies larmes, les vraies paroles. Le flux infini du poème infini. Et comme pointe à ce triangle, la montagne magique, la neige du haut des hauts, domaine du bol et du jade, de l’aile et du pinceau, du sillage calligraphié du vent. Femme-flamme répondant à l’aigle-poète. Pointe dont l’extrême est toujours en expansion, comme le poème ne reste jamais poème, mais est le medium de ce qui le dépasse, missile à tête chercheuse scannant le visible et l’invisible, perforant l’indicible. Quant à l’image du poète, il rit de ses propres caricatures et dans ce western galactique, il dégaine son laser avec vélocité et flingue sa propre ombre avec dextérité. Bestiaire et paysages d’apocalypse où survit le réprouvé, le criminel donc le saint.

On peut renverser le triangle et c’est une autre vision. « Je me crois en enfer, donc j’y suis », dit Rimbaud. Rêves d’accomplissement, de paradis perdu qui serait retrouvé, au bord d’une rivière où coule l’eau de la connaissance et du rêve, qui est une seconde vie, mais tout à coup, opérations héliportées, parachutages, tir à balles réelles, zones de guérillas urbaines, patrouilles dans la jungle… Incarcérations dans la cave, dans l’appentis, le bric et le broc qui peuplent nos propriétés, descente aux enfers, après-midis longs dimanches, rues populaires d’une sale banlieue, en attente de la catastrophe finale, du final ennui : « Ceci n’est pas un livre, un poème, une narration. C’est un couteau sanglant, c’est un portrait sans fard du poète en temps de détresse. C’est la haute figure esseulée du Roi Méhaigné dont la plaie ne cesse de saigner le mal du monde – et qui continue cependant de pêcher. C’est l’inouï courage de l’improbable. C’est un évangile. Le livre saint qui, dans la solitude du chevalier errant, combat le dragon du malsain. C’est le grand livre de toutes les impostures dénoncées. C’est un coup de glaive porté magistral dans le goitre de l’indécence contemporaine. C’est un pas de côté salubre en plus. C’est la défaite des imbéciles – et une grande victoire pour la Résistance » écrit Van Rossom à propos de la quatrième œuvre du cycle de Kénalon.

Et c’est vrai qu’il y a de la formule assassine. Et de la déclaration des hostilités. A l’égard d’autrui comme de soi-même. Il y a du petit bougre. Il y a du boucan. Mais il y a aussi l’amour, l’amour et ses silencesune perle d’eau dans l’œil d’un enfantsi loin chevaux de bois sonatines… des airs, des ariettes, des tendresses champêtres autour de la maison verte, de la maison blanche, la méditation à travers les douze douces mandaloues, néologisme construit sur mandala et loue. La voix d’Ishtar sur haut parchemin. Ishtar, chez les Assyriens et les Babyloniens, est cette déesse, appelée Isis chez les Égyptiens. Elle doit sa renommée à son activité culturelle et mythologique jamais égalée par une autre déesse du Moyen-Orient. À son apogée, elle était la déesse de l’amour physique et de la guerre, régissait la vie et la mort. Elle semble avoir comme descendantes Aphrodite en Grèce, Turan en Étrurie et Vénus à Rome. Elle revêt un aspect hermaphrodite (Ishtar barbata), trait commun à beaucoup de déesses de ce type. Le royaume de la grande déesse, l’invocation à Lorna, les Mines de Papier, la vallée de l’Our (espace sacré, contraction de amOUR/mOURir),  la chambre sans fenêtre du Soi, l’identité explosée et radiante, les vecteurs de tir, les orbites sidérales, la rivière, le fleuve, le sillage dans l’envol, feuilles, oiseaux, paroles… Dans le Grand Tout. Dans le Grand Vide. Dans Dieu. Dans Rien.


dans la maison de cendre

il y a le retiré

personne ne le vient voir

hors ses songes brûlés

 

chapeau baissé univers ouvert

ma vie est une absence parcourue

m’en vais lent gris par les rues

avec mon chat son rat le singe univers (…) »

 

À toute apocalypse son chroniqueur, son aède, son bouffon et son justicier. A tout fusible, une résistance. Le monde saute ? Le poète fait feu.

 

Comme il l’a fait dans le domaine de l’écriture poétique, Crickillon brouille également les règles du récit. On le perçoit nettement dans chacune des dix-huit nouvelles qui composent le volume de Supra Coronada. Si la poésie de Crickillon se caractérise par un goût certain pour la narration, son écriture en prose est constamment traversée par les fulgurances poétiques. Les juxtapositions, le cut-up, la technique du collage, le refus de la linéarité narrative sont quelques éléments du style du poète. Il crée, par ces procédés, l’équivalent d’une cosmologie et renoue avec les rituelschamaniques. Cette originalité conduit le lecteur à sans cesse traverser les apparences et dans la production romanesque belge et francophone des années septante, où le nouveau roman comme le récit classique se partagent le champ littéraire, ce livre singulier est apparu comme un météore déstabilisateur, exotique et désemparant : « Voilà en effet des récits qui réunissaient pour la première fois des univers qui, jusque-là, s’ignoraient superbement : le roman noir américain, les trouvailles du Nouveau Roman, certaines hantises kafkaïennes, mais aussi le souffle visionnaire propre à la grande littérature d’anticipation… (…) Bref, de quoi dérouter le lecteur soucieux de savoir où il pose les pieds, mais également le regard sclérosé d’une certaine critique pour qui on ne mélange pas les torchons et les serviettes. Cette critique-là à l’évidence ne dut pas manquer non plus d’être saisie par ce qu’on pourrait appeler un rythme d’écriture survitaminé, capable d’éclairs en cascade, à l’image des chocs que produisent les proses hallucinées d’un Burroughs »[4]. A peu près à la même époque, le poète et romancier Georges Thinès expérimentait dans Le tramway des officiers[5] une narration romanesque aléatoire « le pré-texte (au sens littéral) de l’Occupation provoque une interrogation sur la liberté, le réel et l’ambiguïté existentielle, le bonheur et les hasards objectifs, tout en défiant le romanesque, misant sur l’ambiguïté du réel, au-delà des catégories communément admises. »[6]

 

Mais au-delà du style narratif et du récit ou du scénario proprement dits, ce qui impressionne dans cet ensemble de l’oeuvre de  Crickillon c’est la vision tragique du monde qui s’en dégage. Le monde comme Colonie pénitentiaire, pour reprendre le titre d’un récit de Kafka, à l’aube du XXIème siècle. Car il y a dans la vision de Crickillon une certaine forme de prescience de ce qui attend l’humanité. La dimension prophétique, au sens de dénonciation d’un état du monde et de déstabilisation des positions acquises, est bien une des caractéristiques principales du poète. La survie dans un univers de banlieues pourries, de mégalopoles gagnées par la violence, l’univers de béton gris et morne sous des ciels de plomb et de pluie, la décharge publique planétaire où évoluent des sociétés déstructurées, des êtres en proie au désemparement, où l’amour n’est plus qu’un souvenir archéologique, une bureaucratie insensible, des systèmes de gouvernement, qui, quand ils existent encore, fonctionnent selon des logiques absurdes ou fascisantes, voilà à quoi est confrontée l’Humanité, et en son sein, quelques rares individus qui cherchent encore et malgré tout à incarner une forme de culture, sans guère d’espoir d’y réussir. Bref, un univers que ces récits kaléidoscopiques révèlent par fragments serrés. Cet univers, esquissé dans les nouvelles du présent volume, sera l’objet principal, le thème unifié du grand livre de contestation, de révolte et de colère qu’est « L’Indien de la gare du Nord » dont le poète dit qu’il est « un récit d’aventures, celui de la poésie quand elle se refuse à demeurer plus longtemps dans l’exil décoratif, rassurant, du musée de la littérature ; c’est la rébellion de l’homme classé, répertorié, vidé jour à jour de son âme sauvage, comblé jour à jour de la boue des slogans, et qui fait le grand nettoyage en lui et autour de lui ». L’univers dépeint par Crickillon possède une forme de surréalité : oscillant sans cesse du cauchemar au désespoir, il contamine l’être humain confronté à son destin tragique. Les personnages ou les narrateurs de ces récits ont une apparence de « derniers survivants » dans un monde qui sombre dans l’absurde, la violence et la folie. Apocalypse d’une civilisation. Terminus d’un monde où l’on ne peut que tuer ou être tué.  Et dans lequel ces derniers survivants, dans leur individualité confrontée à une violence omniprésente, à la négation de toutes les valeurs de culture et de civilisation, deviennent eux-mêmes les stigmates de cette apocalypse collective.

 

Nous pouvons, pour clarifier le rôle assigné au poème par Jacques Crickillon, nous inspirer de la réflexion menée par Henri Maldiney à propos des concepts d’abstraction et de réalité en peinture. « La première chose que nous constatons », écrit Maldiney, « c’est qu’en ce combat douteux, les mots de concret et d’abstrait, de réalité et d’abstraction dont usent si facilement les adversaires, sont des domestiques trop complaisants toujours prêts à fournir un alibi philosophique à des pensées qui relèvent très exactement du délit de vagabondage intellectuel. Il est toujours dangereux d’importer des termes philosophiques dans le langage quotidien, parce que, séparés des problèmes précis qu’ils ont servi à poser, ils ne désignent plus rien que des notions errantes que le premier racoleur venu peut enrôler sous n’importe quel drapeau ». Il en va de même pour les distinctions longtemps opérées entre le poème et la prose, mais aussi, à l’intérieur du champ littéraire, entre les formes considérées comme nobles et ce qui fut longtemps appelé, avec une certaine forme de condescendance, sinon de mépris, les « paralittératures ». Crickillon est un spécialiste et un grand lecteur, précisément, de ces genres littéraires longtemps décriés. On ne peut mésestimer, entre autres, l’importance de la fantasy et de la SF américaine sur le souffle si particulier dont son écriture est chargée[7].

 

On peut donc identifier plusieurs livres qui sont comme les clés de voûte d’une œuvre procédant, dans son élaboration, par cycles. On peut distinguer à l’intérieur de chaque cycle le développement de thèmes qui se surimposent et se succèdent tels « l’amour, l’enfance détestée, l’exil spirituel autant que physique, la domestication d’une mémoire douloureuse, la guerre contre les entraves, la quête du plus vaste que soi, la création de mondes (…), la tentation du silence et la quête d’un visage »[8]. Comme dans les livres de poèmes, au-delà du style narratif et du récit caractérisant les nouvelles ou les « romans » de Crickillon, un même thème s’impose face à l’autre thème structurel qui est celui du chant amoureux, dédié à Lorna et à tous les hétéronymes de cette figure de l’Aimée : c’est la vision tragique du monde et de la civilisation. Cet univers, on le retrouvera dans les nouvelles de Supra Coronada ou de Parcours 109, dans l’Indien de la Gare du Nord ou Le tueur birman, mais aussi dans Les Fonderies mortes. L’univers dépeint par le poète oscille sans cesse du cauchemar au désespoir, il contamine l’être humain confronté à son destin tragique. L’œuvre de Jacques Crickillon n’est pas seulement celle de la valorisation du désir amoureux ou de la dénonciation de la condition humaine postmoderne. Elle se rattache de manière très libre à la littérature apocalyptique, dans une représentation du monde caractérisée par la présentation de deux ordres de la réalité : celui de l'expérience humaine sensible et celui d'une réalité spirituelle invisible et inaccessible à l'expérience courante mais déterminante pour le destin humain… « L’enfant sur le chemin de Damas oubliera-t-il ses errances ? Langue morte aux vêpres du Sinaï Langue morte à cette page Langue secrète aux pierres de la rivière (…) » : nous ne trouverons pas de références, cependant, qui justifierait, dans son œuvre, le rapport à une quelconque transcendance. Le poème est simplement une voie d’accès au réel, au-delà des contingences de la réalité. Le poète ne peut pas être ce « petit ronflant gonflé de moimoije » : dans « l’épouvante d’être », il est celui qui cherche le Grand Secret, à la suite de Baudelaire, de Nerval ou de Daumal… « Ecrit sur le silence », son poème est un voyage vers un Orient comme figure à la fois du Tout et du Rien, une anabase du fond et de la hauteur, une voix dans le Vide, un voyage sur nul chemin, une question sans réponse. C'est ce qui fait sa singulière et paradoxale espérance : « Il n'est d'éternité que de l'Esprit derrière l'esprit il n'est de science que d'ignorance/De saint amour que de l'âme si secrète que nul langage jamais ne l'enfermera ». Ces « litanies à Lorna » et à tous les hétéronymes de l'Indispensable, de la Souveraine, de la Défendue sont une prière de dépossédé.

 


 

[1]Communication originelle donnée à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, samedi 26 mai 2018, à l’occasion des 2èmes Rencontres du Journal des poètes. Texte revu et augmenté.

[2] Christophe Van Rossom, Jacques Crickillon, la vision et le souffle, Avin/Hannut : Editions Luce Wilquin, 2003.

[3] Gilbert Durant, L’imagination symbolique. Paris : PUF, 2015. Coll. Quadrige.

[4] Christophe Van Rossom, Jacques Crickillon, la vision et le souffle, op. cit.

[5] Georges Thinès, Le tramway des officiers, Paris : Gallimard, 1973. Coll. Blanche. Prix Rossel.

[6]L’Académie à livre ouvert : un siècle d’écrivains. Bruxelles : Racine, 2020 ; pp. 336-337.

[7] Voir : Jacques Crickillon, Compagnons d’aventure : Chroniques de Science-Fiction, Fantasy et Fantastique (1988-2013). Bruxelles : Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique ; Samsa, 2015. Introduction et sélection des textes :Arnaud de la Croix.

[8] Christophe Van Rossom, Jacques Crickillon, la vision et le souffle, Avin/Hannut : Editions Luce Wilquin, 2003.

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