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Lancement du « cycle de la nuit »

Eric Brogniet

Pour 

Jacques Crickillon

Vernissage de l’exposition des peintures de Jacques Crickillon et lancement du “Cycle de la Nuit” aux éditions L’Arbre à Paroles, Maison de la Poésie d’Amay, samedi 27 janvier 2024.




Lorsqu’il prit sa retraite de l’enseignement, au cours des années 2000, Jacques Crickillon, qui était professeur de français à l’Athénée royal Fernand Blum à Schaerbeeck et d’histoire de la littérature au Conservatoire Royal de Bruxelles, se rendit un jour en ville et acheta des pinceaux, des gouaches et du papier. Il se mit, à partir de ce jour-là, lorsqu’il n’écrivait pas, à peindre, de manière très spontanée, toute une série d’œuvres qui sont largement restées confidentielles. Deux livres comportant un choix de peintures furent néanmoins publiés. Deux très rares et belles éditions: en 2006, Ultima Coda, à l’Arbre à paroles et en 2008, à l’enseigne de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique et du Taillis Pré, Phase Terminale.  

 

À l’occasion de la présente réédition en trois volumes (2024 - 2025), des textes de Régions insoumises, Région interdite, Approche de Tao, Nuit la neige, Letamorphos XIII, Ténébrées, Neufs royaumes, Ode à Lorna Lherne, Talisman et Ballade de Lorna de l’Our, nous choisissons de publier, dans chacun des trois volumes de la présente réédition, des cahiers iconographiques reprenant chaque fois une douzaine de peintures différentes sélectionnées pour leur rapport aux cycles d’écriture des poèmes datant de la fin des années septante au début des années nonante, publiés initialement à l’Arbre à Paroles et qui, par commodité, ont été signalés par leur thématique: le cycle de la nuit, le cycle de la montagne, le cycle de l’amour et de la guerre.

 

Dans le domaine de l’écriture poétique, Crickillon a toujours été un fabuleux créateur d’images et de sonorités. On verra ici qu’il n’y a pas rupture enre le signe lu et le signe vu, que le monde poétique de Jacques Crickillon s’exprime par les mots et par l’image: ses thèmes, ses couleurs, ses paysages, ses personnages traduisent en de petits tableaux colorés, parfois sombres, parfois plus lumineux, tout un théâtre fantasmatique dont la cohérence est sensible. Il a aussi réalisé de la même manière différents autoportraits. Jacques Crickillon s’inscrit ici, de manière originale, dans un ensemble de rapports artistiques complémentaires depuis la fin du XIXe siècle. Laurence Brogniez a montré, dans un certain nombre de ses études, essais[1] et articles combien les rapports entre le signe peint et le signe écrit sont présents au sein de la production artistique et littéraire belge:

 

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les critiques, tant belges          qu’étrangers, s’accordent sur ce fait: l’écrivain belge est un peintre,    héritier d’une “race” qui s’est avant tout illustrée par le pinceau.[2]

 

Ecrits de peintres ou œuvres plastiques de poètes — les poèmes du peintre Yvon Vandycke, les logogrammes de Christian Dotremont, les peintures et les poèmes de Jean Raine, les poèmes et dessins ou peintures de Cécile et d’André Miguel, les peintures et poèmes d’André Sprumont… ou écrits littéraires mettant en scène des œuvres, des vies d’artistes ou des archétypes — comme Dominique Rolin avec Breughel dans L’enragé, l’influence de la figure préraphaélite d’Ophélie chez Maeterlinck ou Radzitszky, sans parler du cas singulier d’Henri Michaux, à la fois écrivain, poète et peintre de l’informel… les rapports entre arts plastiques et littérature sont riches et comptent de très nombreux exemples dans notre pays.

 

Dans le cas de Jacques Crickillon, qui n’a aucune formation picturale de base, il s’agit d’un acte spontané, irrépressible: le poète, lorsqu’il peint, est dans un état d’équilibre et de paix le plus souvent, ce qui est rarement le cas lorsqu’il écrit et se confronte au langage. Il n’est cependant jamais déconnecté de la thématique de ses livres et de ses poèmes ni de l’énergie créatrice qui le caractérise: la végétation, la montagne, l’arbre, les ciels — lumineux ou sombres, les silhouettes du poète, de l’aimée, de certains animaux emblématiques, le feu sont présents et offrent en des collisions de couleurs ou des formes le plus souvent stylisées et souvent tourmentées, la plupart du temps naïves, des torsions, des élans, une dynamique de l’écart et de la marche. On retrouve dans ces peintures une physique de la métaphore poétique comme tension entre l’ici et l’ailleurs, avec la tonalité quasi baroque de l’expression textuelle familière à l’auteur. Non figurative et pourtant non abstraite, la peinture chez Crickillon se présente comme magie opératoire, condensé d’un imaginaire sans cesse sous haute tension. Son dessin rappelle aussi la spontanéité de celui des enfants: dans les cycles poétiques ici réédités, les figures essentielles, réelles ou mythiques, sont, il faut le rappeler, à côté de celle de la femme élue, les figures du voyageur, du pèlerin et de l’enfant précisément. Crickillon, dont l’enfance — il s’en exprime longuement dans son texte le plus autobiographique, Le Tueur birman — fut loin d’être un vert paradis, accède, à l’autre bout de sa vie, par de telles peintures, à l’univers d’une enfance recréée et transfigurée par son art poétique et la présence de Ferry. Il conquiert ce qui lui fut refusé à l’origine. Dans l’art brut qui est le sien, Jacques Crickillon opère par intuition et une fidélité mimétique à son univers imaginaire et poétique. Il était important d’y sensibiliser le lecteur qui trouvera dans ces planches de quoi orienter sa découverte de l’univers d’un de nos poètes majeurs.

 

Jacques Crickillon, né à Bruxelles en 1940, est en effet l’auteur d’une œuvre importante qui compte plus d’une trentaine de volumes. Elle procède par cycles, où peut se lire une ascèse: “On écrit”, dit-il, “pour survivre, pour gagner, pour accéder à un espace dont on ignore tout, pour récupérer, pour faire la vraie révolution, pour guérir, pour mourir, pour dire ce qui échappe (…) et sans doute pour un tas d’autres raisons. Mais un mot qui n’est pas un risque n’est qu’une tache”. Un double mouvement de risque et de lucidité, de magie verbale et de doute quant à celle-ci, de témoignage et de refus du prophétisme, représente incontestablement la posture essentielle du poète. Il se situe ainsi dans la proximité de Michaux, à qui il consacra sa thèse universitaire. Michaux, tout comme Crickillon, n’est pas dans la ligne d’une réflexion philosophique dont l’Être et le Néant sartriens seraient les référents. C’est plutôt entre l’Être et l’Insuffisant (sous les formes de l’absurdité, de la fatigue, de la défaillance et du doute) qu’il faut situer chez eux les enjeux littéraires et existentiels. 

 

Ce que Crickillon désigne sous le nom de poème, en opposition avec la littérature, n’est pas simplement un objet verbal dont, par ailleurs, les formes habituelles sont modifiées. Le poème est un espace verbal, fruit d’un travail sur les mots et les structures, débordant la notion des genres, capable de se déployer dans différents registres de la langue: le sublime, le baroque, le métaphorique, les multiples rythmes et cadences y voisinent avec l’argot, le familier, le langage parlé, le prosaïque; le langage joue de tous les registres possibles, que ce soit ceux de l’aphorisme, du verset, du poème en prose, du blanc, de la métaphore filée ou ceux du polar, du space opera, de la fantasy, du roman noir et de la science fiction. Cette poésie multiforme ne recherche pas l’effet, elle a horreur du joli, et son lyrisme même est tout à l’opposé de l’épanchement. Rien de narcissique, mais au contraire la recherche d’une tension permettant d’atteindre à la justesse. Un itinéraire initiatique mène le poète de sa propre histoire, toujours à explorer, et de sa propre souffrance, vers un pays, non pas perdu, comme s’il s’agissait de remonter aux sources, ou d’atteindre à l’idéal, mais à conquérir et à réinventer sans cesse. L’œuvre, à travers ses différents cycles, se présente donc comme un immense chantier, un work in progress sous le signe double du Vide et de l’Ouvert. Au-delà de la notion de genre et d’œuvre d’art, l’œuvre poétique est la trace et le véhicule d’un cheminement spirituel.

On peut identifier plusieurs livres qui sont comme les clés de voûte d’une œuvre procédant, dans son élaboration, par cycles. On peut distinguer à l’intérieur de chaque cycle le développement de thèmes qui se surimposent et se succèdent, tels “l’amour, l’enfance détestée, l’exil spirituel autant que physique, la domestication d’une mémoire douloureuse, la guerre contre les entraves, la quête du plus vaste que soi, la création de mondes (…), la tentation du silence et la quête d’un visage[3]. Comme dans les livres de poèmes, au-delà du style narratif et du récit caractérisant les nouvelles ou les “romans” de Crickillon, un même thème s’impose face à l’autre thème structurel qui est celui du chant amoureux, dédié à Lorna et à tous les hétéronymes de cette figure de l’Aimée: c’est la vision tragique du monde et de la civilisation. Un monde comme colonie pénitentiaire à l’aube du XXIe siècle. Car il y a dans la vision de Crickillon une certaine forme de prescience de ce qui attend l’Humanité. La survie dans un univers de banlieues pourries, de mégalopoles gagnées par la violence, l’univers de béton gris et morne sous des ciels de plomb et de pluie, la décharge publique planétaire où évoluent des sociétés déstructurées, des êtres en proie au désemparement, où l’amour n’est plus qu’un souvenir archéologique, une bureaucratie insensible, des systèmes de gouvernement, qui, quand ils existent encore, fonctionnent selon des logiques absurdes ou fascisantes, voilà à quoi sont confrontés l’Humanité, et, en son sein, quelques rares individus qui cherchent encore et malgré tout à incarner une forme de culture, sans guère d’espoir d’y réussir. Bref, un univers que ces récits kaléidoscopiques révèlent par fragments serrés. Cet univers on le retrouvera dans les nouvelles de Supra Coronada ou de Parcours 109, dans l’Indien de la Gare du Nord ou Le tueur birman, mais aussi dans Les Fonderies mortes. L’univers dépeint par le poète oscille sans cesse du cauchemar au désespoir, il contamine l’être humain confronté à son destin tragique. Les personnages ou les narrateurs de ces récits ont une apparence de “derniers survivants” dans un monde qui sombre dans l’absurde, la violence et la folie. Apocalypse d’une civilisation. Terminus d’un monde où l’on ne peut que tuer ou être tué. Et dans lequel ces derniers survivants, dans leur individualité confrontée à une violence omniprésente, à la négation de toutes les valeurs de culture et de civilisation, deviennent eux-mêmes les stigmates de cette apocalypse collective. Mais l’œuvre de Jacques Crickillon n’est pas seulement celle de la valorisation du désir amoureux ou de la dénonciation de la condition humaine post-moderne. Elle se rattache de manière très libre à la littérature apocalyptique, dans une représentation du monde caractérisée par la présentation de deux ordres de la réalité: celui de l’expérience humaine sensible et celui d’une réalité spirituelle invisible et inaccessible à l’expérience courante, mais déterminante pour le destin humain… Nous ne trouverons pas de références, cependant, qui justifierait, dans son œuvre, le rapport à une quelconque transcendance. Il est celui qui cherche le Grand Secret, à la suite de Baudelaire, de Nerval ou de Daumal… “Écrit sur le silence”, son poème est un voyage vers un Orient comme figure à la fois du Tout et du Rien, une anabase du fond et de la hauteur, une voix dans le Vide, un voyage sur nul chemin, une question sans réponse. C’est ce qui fait sa singulière et paradoxale espérance: “Il n’est d’éternité que de l’Esprit derrière l’esprit il n’est de science que d’ignorance/De saint amour que de l’âme si secrète que nul langage jamais ne l’enfermera”.  

 

Que pouvons-nous dire du présent volume, premier d’un tryptique qui sera totalement disponible en 2025? L’Arbre à Paroles, à partir de 1978, devint l’éditeur d’un cycle d’écriture dont le rôle fut d’assurer une transition entre les premiers livres de la décennie antérieure (1968-1978), réédités plus tard au Taillis Pré sous le titre Cercle Afanema, vers un nouvel archipel de textes qui sera Retour à Tawani (1983). Régions insoumises et Région interdite: ces deux plaquettes annoncent en effet une esthétique nouvelle qui conduira le poète aux expérimentations magistrales de Colonie de la mémoire (1979) puis à son livre-culte, L’Indien de la gare du Nord (1985). Ce cycle de 1978 à 1981, date de parution de Nuit la Neige, des poèmes accompagnés de collages de Ferry C., reprend des éléments thématiques et stylistiques déjà visibles dans La Défendue:

 

[] l’entrelacement du lyrisme et de la distance, du chant de l’aimée    et du sarcasme, dans des vers ou des proses qui ne sont pas         davantage  ponctués que dans les premiers livres [][4].

 

Crickillon a le plus grand souci “d’atténuer les frontières entre le récit et l’invention poétique”. Le thème de la mémoire problématique est ici enrichi et perturbé en même temps par le registre du songe ou mieux encore du fantasme. Les régions, qu’elles soient insoumises ou interdites, désignent une zone intermédiaire entre “le souvenir réel et le souvenir rêvé”: c’est le cœur le plus secret de l’Être, entre deux lueurs, vécues ou fictives, le silence plus profond que le silence d’où parfois surgit l’appel du muet, à travers le poème. Le cycle poétique constitué par Régions insoumises et Région interdite, Approche de Tao, Létamorphos XIII, Nuit la neige et Ténébrées est placé sous le signe d’une traversée de la nuit obscure de l’âme. Dans les deux premiers titres, le texte bourgeonne entre aveux transparents et érotisme parfois sadien, paysages d’Asie et d’Afrique, fantasmes et réalité et une coloration d’aventures de ports en ports et par-delà les océans. Le prosaïque et l’exotique se chevauchent. La guerre n’est jamais loin. La traversée de zones inconnues est possible à tout instant. Le poète n’a aucune complaisance vis-à-vis de lui-même. Cette lucidité s’accompagne paradoxalement d’un désir démiurgique de création. De là cette apparition dans le lexique futur de noms inconnus ou inventés, orbitant autour d’une constellation femme — fleur — île — oiseau — soleil — neige. Mais aussi le ton heurté, la prose poétique de chaque texte détaché et pourtant relié à tous les autres par les images et l’oscillation permanente entre fureur et paix, jungle et ville, enclos et infini.

 

La disparition est créatrice: ainsi Approche de Tao est tout entier consacré à une interrogation sur la disparition des visages de l’aimée, tout à coup inatteignable géographiquement et physiquement, mais vivante à travers les images émergeant de l’imaginaire. L’œuvre, ainsi soupçonnée, ne peut prendre la place du divin: elle en indique au mieux la direction. Considérer l’œuvre comme un résidu, c’est dire que l’objet matériel n’est que le support d’une approche de la beauté, du sacré. Ce n’est donc pas l’objet en tant que tel, fût-il œuvre d’art, qui est sacré, mais ce vers quoi il tend, dans le mouvement toujours vif de l’imaginaire et de la perception elle-même. Ici “c’est l’écriture elle-même en tant qu’acte ontologique et métaphysique qui est interrogée”. Dans cette plaquette dactylographiée d’une trentaine de pages, le poète questionne la possibilité même pour la parole d’émerger du perpétuel brouhaha qui fait écran entre l’homme et son possible. Affrontement entre l’amour et la guerre, le silence et le bruit, la neige et la nuit, la parole humaine ne désigne que son impossible, son indicible. Il faut au poète trouver le mot qui, du cœur de l’expérience, serait capable de transpercer follement l’énigme qu’il est à lui-même. Car comme le soutenait Michaux, qui cache son fou meurt sans voix… Le texte poétique deviendra alors une trame de poèmes talismans.

 

Chez Crickillon, la figure du Voyageur, de l’homme en perpétuel cheminement, est un hétéronyme du poète, de celui qui indique de la voix moins un avenir qu’une salutaire rupture et in fine un inatteignable. Chez le poète, la figure du Voyageur est associée celle de l’enfant. De celui qui porte un regard originel sur le monde et pratique la pensée magique. Cette ascèse spirituelle à laquelle donne voix le poème repose sur quelques vertus cardinales: pauvreté, nudité, humilité, nescience, solitude, silence… Nous entendons là le travail au noir dans l’œuvre alchimique. Et le lieu utopique situé au centre du cercle que rien n’encercle c’est la demeure de l’amour.

 

Au-delà du laboratoire verbal, l’affirmation nervalienne: “Le rêve est une seconde vie”, s’impose pour Crickillon; on ne peut séparer de manière arbitraire l’invention et l’imagination, la raison et le rêve, la vie consciente et l’inconscient, le souvenir réel et le souvenir rêvé. Comme chez Nerval et la plupart des romantiques allemands, il y a là une continuelle osmose entre des domaines de la vie cérébrale et émotionnelle que le classicisme avait pour habitude d’opposer. Au contraire, c’est dans ce continuel va-et-vient entre la façade et les coulisses de la vie humaine que se révèle le riche potentiel vital de l’être humain. Les travaux de Gilbert Durand ont montré toute l’importance de la pensée symbolique pour la survie de l’espèce humaine: “La symbolique se confond avec la démarche de la culture humaine toute entière”, écrit-il dans son essai L’imagination symbolique.

 

Dans l’irrémédiable déchirure entre la fugacité de l’image et la    pérennité du sens que constitue le symbole, s’engouffre la totalité de     la culture humaine, comme une médiation perpétuelle entre  l’Espérance des hommes et leur condition temporelle. L’humanisme      de demain, après Freud et Bachelard, ne peut plus se refermer sur       une exclusive iconoclaste.

Pour Crickillon s’efface l’arbitraire distinction entre le métaphysique et l’engagement. Toute poésie, toute écriture, vecteur de symbolique et de culture, ne peuvent aujourd’hui, compte tenu de la crise de civilisation qui frappe notre monde, qu’être engagées.


 

[1]Laurence Brogniet,Ecrit(ure)s de peintres belges, Peter Lang éditeur, 2008.

[2]Laurence Brogniez et Véronique Jago-Antoine, Des yeux de peintre, in Revue Textyles, 2000, n° 17-18.

[3]Christophe Van Rossom, Jacques Crickillon : la vision et le souffle, Avin : Editions Luce Wilquin, 2003 ; coll. L’oeuvre en lumière.

[4]Christophe Van Rossom, op. cit.

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