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Le grand cycle de Kénalon

Eric Brogniet

Pour 

Jacques Crickillon

Le poète et crtitique Christophe Van Rossom soulignait, dans la belle monographie qu’il a consacrée à Jacques Crickillon, combien l’œuvre de ce dernier était structurée non seulement par deux types d’espaces différents mais aussi par deux temps opposés: le temps mort et le temps secret: “celui de l’amour, et de la relation toujours à approfondir avec le mystère de l’être. Le temps qui seul compte au regard du poème”. Et dans cette temporalité-là, c’est bien une figure féminine salvatrice qui occupe tout l’espace de l’invocation, comme les figures du temps mort appellent en retour toute la virulence de la vitalité du barbare, c’est-à-dire le tueur, le guerrier, le poète. Cette figure féminine, c’est Lorna, “qui n’a de cesse de remettre au monde le poète (…)”. Le poète, le guerrier, est, dès lors, le lieu intime d’une force et d’une fragilité nouées, mais très remarquablement dites et avouées. Ou, pour le dire comme Rimbaud: “il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps”. Lorna, l’or de l’Our, de l’Amour comme lieu de l’utopie ultime, qui se désigne dans le mouvement où fusionnent, comme le signale Van Rossom, texte et métatexte. Avec les deux versants complémentaires du cycle de Kénalon I et II, le poète actualisait un thème déjà présent dès ses premières œuvres qui débutèrent avec “La Défendue”, poursuivi dans “Nuit la neige”, et les textes des ode, élégies et ballade qui font partie du corpus précédant cette ligne de fracture essentielle: l’insoutenable “Au bord des fonderies mortes” qui sans nul doute est le miroir de faille du cycle de Kénalon. Mais les deux volumes de Kénalon qui disent déjà avec l’image de la pluie le passage, la migration, l’effacement, le renoncement et en même temps la terrible lutte avec l’Ange, et qui charrient des thèmes historiques de cette œuvre qui renoue de manière flamboyante avec l’amour, socle constitutif de la poésie bédouine comme de la poésie française jusqu’au structuralisme, ne se sont pas résorbés sur eux-mêmes: somme parfaite dans les moyens stylistiques et le respect d’une esthétique qui n’appartient qu’à son auteur. Non. Aussi porteuses de synthèses stylistiques et d’inventions nouvelles qui font éclater à nouveau le grand chant prophétique de l’imprécation, ces pages, comme toujours chez Crickillon, essaiment leurs pollens de voyelles et d’exclamations. “Le Bois de pluie” s’apparente au journal de bord du chantier précédent et paraphe de sérénité gagnée sur les éternelles colères ce qui était avant tout un aveu, une confession, un legs et un testament. La richesse et la cohérence des chiffres, des clés, des images, des botaniques, des minéralogies et des météorologies, des heures et des lieux, des connexions émotives entre tous les atomes du monde, tout ceci, existant. “La sagesse prend son chemin au-delà”. “Il est toujours cinq heures”. Lieu. Temps. Immobilité comme Utopie. Terre de Nulle-Part. Elévation. “La mort devrait être le dernier poème”. “De ta tête au géant quarks, qu’est-ce qui passe? Un nom, seul, tel une signature sur un vélin veuf: Lorna”. Essentielle pauvreté rilkéenne. Infinie capacité en l’amour de se ressusciter à chaque instant. Dans l’expérience du danger. Dans le danger comme expérience. Poésie mystique particulièrement exemplaire en ce qu’elle dit et faire vivre conjointement et dans le chaos monstrueux de leurs interelations l’absence et la présence, la nuit et le jour, la chair et l’esprit, une chair qui se fait verbe éblouissant. Mais c’est à Van Rossom que je laisserai la conclusion, puisqu’il paraphe son intelligente lecture de l’œuvre par cette remarque: “l’œuvre de Jacques Crickillon (…) est le plus colossal pied de nez que je sache aux esprits chagrins et aux thuriféraires de la médiocrité ambiante. On attend donc d’être témoin de ses prochaines insolences, heureux d’être éclaboussé par les pavés qu’il jette dans la mare.”

Et puisque mare, pavé il y a. Là où, de son retrait, on pense que le poète, la pipe à la bouche, contemple d’un œil apaisé le monde, Crickillon, dans le cycle de Kénalon et singulièrement dans le dernier livre en date de ce cycle, Le Bois de Cendre, montre que le dernier Mohican qu’il est en a ras le shilom de la contemporanéité oscillant du radiofun généralisé aux lobotomies d’un fascisme soft, planétaire et automatisé: “ceci n’est pas un tour du Monde en quatre-vingts joints (…) ceci n’est pas une pub pour calin calin by night extasie/ni une chasuble un attaché case une chemise rouge/c’est une machine à laver réservée à des esprits imaginatifs de classe oméga delta peut-être entre autres (…) ça être nourriture empoisonnée pour virus dans ta tête/ça être sacrée virée avec la bande de zombies dans ta tête (…)”.

Et donc, le tueur sort de sa cave. Dans une main, l’anabase d’un infini chant d’amour, dans l’autre la kalash prête au tir rapide. A ce petit jeu, une célébration amoureuse qui n’a rien à envier au Fou de Leila et au Cantique des Cantiques, avec le poète-chien/chat aux pieds de sa déesse, le poète-tigre rôdant au fond des banlieues borgnes et des jungles aux floraisons de néons flashys, le poète-chaman/oiseau de nuit veillant sur les grandes plaines intérieures, celles de nos propriétés, quand l’aube point sur le monde désenchanté et sans espoir de New Auschwitz… Opossum, mon lecteur, mon frère, mon double, mon meilleur ennemi. Il est toujours cinq heures. L’heure de la corrida, de la mise à mort. Comme chez Lorca. Comme dans toute grande écriture orphique. Lorna, l’Our, Iradouine, mon jour et mon respir. Une même recherche du graal, le même lamento entre l’élégie et le refus de la poésie, dans la recherche d’une identité qui soit sa propre expansion/désintégration, en un processus infini d’auto régénérescence, qui est celui du poème, qui est celui du couple cheminant toujours debout dans un paysage d’apocalypse et de barbarie planétaire.

Du sein des ruines passées au napalm de sa vision, le poète distingue, au cœur de ce Bois de pluie devenu Bois de cendre un bestiaire antédiluvien, grouillant dans les marécages de ces territoires aux bords mal cernés, aux topologies hasardeuses. Des floraisons tropicales, rameaux, brindilles, écorces aux poudres hallucinantes, œil nucléaire de Dieu, trou noir de Dieu, théâtre vide aux coulisses de brume où Hamlet se fait enculer par un avatar de l’Histoire, répond le domaine d’Omalia, jardin d’amour du bord de l’eau, où coulent les vraies larmes, les vraies paroles. Le flux infini du poème infini. Et comme pointe à ce triangle, la montagne magique, la neige du haut des hauts, domaine du bol et du jade, de l’aile et du pinceau, du sillage calligraphié du vent. Femme-flamme répondant à l’aigle-poète. Pointe dont l’extrême est toujours en expansion, comme le poème ne reste jamais poème, mais est le medium de ce qui le dépasse, missile à tête chercheuse scannant le visible et l’invisible, perforant l’indicible. Quant à l’image du poète, il rit de ses propres caricatures et dans ce western galactique, il dégaine son laser avec vélocité et flingue sa propre ombre avec dextérité. Bestiaire et paysages d’apocalypse où survit le réprouvé, le criminel donc le saint. On peut renverser le triangle et c’est une autre vision. “Je me crois en enfer, donc j’y suis”, dit Rimbaud. Rêves d’accomplissement, de paradis perdu qui serait retrouvé, au bord d’une rivière où coule l’eau de la connaissance et du rêve, qui est une seconde vie, mais tout à coup, opérations héliportées, parachutages, tir à balles réelles, zones de guérillas urbaines, patrouilles dans la jungle… Incarcérations dans la cave, dans l’appentis, le bric et le broc qui peuplent nos propriétés, descente aux enfers, après midis longs dimanches, rues populaires d’une sale banlieue, en attente de la catastrophe finale, du final ennui.

“Ceci n’est pas un livre, un poème, une narration. C’est un couteau sanglant, c’est un portrait sans fard du poète en temps de détresse. C’est la haute figure esseulée du Roi Méhaigné dont la plaie ne cesse de saigner le mal du monde — et qui continue cependant de pêcher. C’est l’inouï courage de l’improbable. C’est un évangile. Le livre saint qui, dans la solitude du chevalier errant, combat le dragon du malsain. C’est le grand livre de toutes les impostures dénoncées. C’est un coup de glaive porté magistral dans le goitre de l’indécence contemporaine. C’est un pas de côté salubre en plus. C’est la défaite des imbéciles — et une grande victoire pour la Résistance”, écrit Van Rossom à propos de la quatrième œuvre du cycle de Kénalon.

Et c’est vrai qu’il y a de la formule assassine. Et de la déclaration des hostilités. A l’égard d’autrui comme de soi-même. Il y a du petit bougre. Il y a du boucan. Mais il y a aussi l’amour, l’amour et ses silences… une perle d’eau dans l’œil d’un enfant… si loin chevaux de bois sonatines… des airs, des ariettes, des tendresses champêtres autour de la maison verte, de la maison blanche, la méditation à travers les douze douces mandaloues, néologisme construit sur mandala et loue. La voix d’Ishtar sur haut parchemin. Ishtar, chez les Assyriens et les Babyloniens, est cette déesse, appelée Isis chez les Égyptiens. Elle doit sa renommée à son activité culturelle et mythologique jamais égalée par une autre déesse du Moyen-Orient. À son apogée, elle était la déesse de l’amour physique et de la guerre, régissait la vie et la mort. Elle semble avoir comme descendantes Aphrodite en Grèce, Turan en Étrurie et Vénus à Rome. Elle revêt un aspect hermaphrodite (Ishtar barbata), trait commun à beaucoup de déesses de ce type. Le royaume de la grande déesse, l’invocation à Lorna, les Mines de Papier, la vallée de l’Our (espace sacré, contraction de amOUR/mOURir), la chambre sans fenêtre du Soi, l’identité explosée et radiant dans toutes les directions, les vecteurs de tir, les orbites sidérales, la rivière, le fleuve, le sillage dans l’envol, feuilles, oiseaux, paroles… Dans le Grand Tout. Dans le Grand Vide. Dans Dieu. Dans Rien.

“dans la maison de cendre

il y a le retiré

personne ne le vient voir

hors ses songes brûlés

chapeau baissé univers ouvert

ma vie est une absence parcourue

m’en vais lent gris par les rues

avec mon chat son rat le singe univers (…)”

Et voici dans le western a poor lonesome cowboy, sans qui le générique de fin serait incomplet. A toute apocalypse son chroniqueur, son aède, son bouffon et son justicier. A tout fusible, une résistance. Le monde saute? Le poète fait feu.


(Eric Brogniet, en concert avec le groupe de rock Arthur Rain)

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