top of page

Le pied dans l'étrier, le bellota et le sourire

Cristina Rodriguez Marciel

Pour 

Jean-Luc Nancy

Un jour, il y a quelques années, j’ai reçu un coup de téléphone de Jean-Luc pour me demander si je connaissais le texte où Cervantes avait écrit la phrase : « je vis de mon désir de vivre ». Je lui ai dit que la citation n’était pas tout-à-fait littérale et qu’elle avait été écrite dans une circonstance bien précise. La citation fait partie des Épreuves et Travaux de Persiles et Sigismunda. Dans la préface de ce livre, Cervantes écrit une dédicace au comte de Lemos, un noble qui était son mécène. Le 19 avril 1616, Cervantes vient de recevoir l’extrême-onction et, la vieille de sa mort, il rédige une lettre au comte de Lemos pour lui demander de venir le voir. Cervantes lui dit de se dépêcher en précisant : « j’ai mis le pied dans l’étrier, escorté déjà par la mort ». Cervantes écrit : « Hier j’ai reçu l’extrême-onction, aujourd’hui j’écris ceci ; le temps est court, l’angoisse grandit, l’espoir s’amenuise et, en dépit de tout, je soutiens ma vie du désir que j’ai de vivre ». J’ai dit à Jean-Luc que tout le poids du propos repose sur le fait que la vie, c’est quelque chose qu’il faut soutenir. Le désir, c’est le soutien de la vie. Il a été d’accord. C’est à ce désir que Jean-Luc a donné le nom de « poussée » dans ses derniers livres. Il est bien connu que Jean-Luc Nancy a subi une greffe du cœur en 1990 et, après de sa transplantation cardiaque, en 1997, un lymphome qu’il a développé à cause de la greffe. Sa santé depuis lors avait toujours été très fragile. En raccrochant le téléphone, j’ai pensé que Jean-Luc avait passé beaucoup d’années avec « le pied mis dans l’étrier », mais que plus que quiconque, il soutenait la vie de son désir de vivre. D’une certaine façon, cet homme, à l'esprit chevaleresque, brave, courageux et honnête, était un véritable « hidalgo ».

Peu de temps après, Jean-Luc et sa femme, Hélène, sont venus à Madrid en vacances et ils ont logé chez moi deux jours. J’habite à Alcalá de Henares. Alcalá de Henares est une ville qui se trouve juste au nord-est de Madrid, et c’est le lieu de naissance de Cervantes. Nous sommes allés visiter sa maison natale. Jean-Luc s’est aussi intéressé à la cuisine traditionnelle locale et nous sommes allés à « La hostería del Estudiante » dont la plupart des mets sont issus du roman Don Quichotte de la Manche. Jean-Luc se montrait très curieux d’apprendre de nouvelles choses, il était toujours avide de découvertes et cela l’incitait à goûter la cuisine de tous les pays et toutes les régions qu’il visitait. Dans le menu, il a fait son choix : « duelos y quebrantos » ; littéralement « des deuils et des brisures ». Les traducteurs français, ne comprenant pas ces mots (même en espagnol la signification de « duelos y quebrantos » a fait couler beaucoup d’encre), ont choisi « des œufs au lard à la manière d’Espagne ». Jean-Luc était gourmet et un peu gourmand, il appréciait beaucoup la bonne cuisine et il avait un goût exquis.

C’est pourquoi, pour fêter Noël « à la manière d’Espagne », je lui ai envoyé en cadeau du Jambon de « Bellota » (la « bellota », c’est le gland, car la seule nourriture du porc ibérique est ce fruit du chêne vert). Je savais combien il aimait le bellota. Pour me remercier, il a composé un poème intitulé « Ah le bellota » qui est resté inédit jusqu’à aujourd’hui. Je veux partager (le partage est un des maîtres mots de Jean-Luc) ce poème qui demeurait dans mon courrier électronique :


« Ah le bellota

Ah le bellota

Comment dire assez

Son goût délicieux

Mais bien plus encore

Ton goût donatrice

Autant généreuse

Que fort savoureuse »


Bien sûr, ce poème est écrit sur le ton de la plaisanterie, mais l’anecdote mets en évidence à quel point il était un homme fort agréable et sympathique. Il avait le sourire aux lèvres tout le temps et il avait le don d’arracher à autrui un sourire avec son prodigieux esprit. Il était chaleureux, aimable et brillant comme le soleil du printemps.

bottom of page