top of page

Le poète inconnu en chaque être

Jean Claude Bologne

Pour 

Werner Lambersy

J’avais vingt ans quand la poésie de Werner a bouleversé ma vie et ma perception du monde. Elle parlait avec une évidence déconcertante des trois expériences pour moi fondamentales : le pouvoir sacré du Verbe, une sensualité généreuse et gourmande, la fusion avec l’univers. Trois expériences qui aboutissent à la même communion, cosmique, poétique et amoureuse, et qui résument les rapports avec le sacré de cet athée provisoire. Le poète, l’amant, le mystique assument pleinement cette communion, sans distinction des rôles, renvoyant le lecteur à des images tantôt actives (« envahir l’utérus de l’espace ») et tantôt passives (« les grands coups de reins de l’abîme ») (Architecture nuit).

Conjointement, le corps de la femme est soumis aux mêmes forces célestes ou telluriques. Si la communion cosmique convoque des images empruntées au registre sexuel, la communion des corps s’exprime à travers les phénomènes naturels : « Je t’ai fait/ Les seins/ Comme on fait/ Les vendanges/ Et le ventre/ Comme on fait/ De l’orage/ Avec la pluie » (Rubis sur l’ongle). Quant à la poésie, elle jaillit comme un « verbe artésien » (Architecture nuit) qui évoque ces mêmes énergies incontrôlées où l’homme se révèle en s’abîmant ; elle pénètre comme une « verge noire » et guide le poète comme une « colonne de feu » (Architecture nuit), ajoutant au passage une thématique sacrée également chère à Werner.

J’aime aussi que le registre de la langue, de l’écriture réponde dans ces trois thématiques à celui de la Nature. Le monde est un livre où le poète lit « le manuscrit en braille des étoiles », avec « l’astérisque en bas de la page des oiseaux marcheurs » (Cupra maritima). À travers la métaphore, le monde et sa lecture se confondent sous nos yeux. Werner invoque en la femme aimée « ma tatouée de nuit dans l’aime, au creux de l’orangeraie des bras » : en trois mots voici réunis l’écriture (tatouée), le cosmos (nuit), le corps (aine). Au-delà de la métaphore dont se gargarise souvent artificiellement la poésie, nous comprenons que parler du monde, de la poésie et du corps de la femme est une seule et même chose, car ils procèdent tous trois du même désir fondamental, issu d’un manque constitutif, d’un même constat d’impuissance face à un absolu incompatible avec la limitation de l’homme.

Cette notion de manque est essentielle pour saisir la tension qui traverse toute l’œuvre de Werner, à la fois jubilatoire et insatisfaite. Face à l’univers, l’âme est « touchée mortellement d’une manque éternel » (Architecture nuit). Face au verbe dans ce qu’il a de plus sacré, le poète « sculpte/l’infini mais n’expose que les copeaux » (Journal par-dessus bord). Face à l’Amour majuscule « souffle en tempête/le vent d’aimer si mal d’aimer/si peu » (Volti subito). Mais de ce manque fondamental, de même que le vent naît de la dépression atmosphérique, surgit le désir – terme récurrent dans les recueils de Werner – à l’appel de ce qui nous dépasse, un désir puissant, incoercible. L’Ancien parmi les Gardiens du Frisson de la Voix parti à la recherche de la feuille manquante du Ginko écrit dans ses carnets de route : « La fatigue nourrit mon désir, mais mon désir est comme un horizon : chaque jour, s’y couche et s’y cache un soleil que j’apprends à connaître à mesure qu’il me fuit » (Parfums d’Apocalypse).

Du manque naît le désir, et du désir, le souffle – autre terme fondateur –, le grand respir du monde. Puissant, car s’il ne se satisfait d’aucun horizon, il s’appuie sur l’infime, le plus petit détail. On connaît le goût de Werner pour les formes brèves, aphorismes, haïkus, écrits sur une écaille de carpe ou sur les cases d’un échiquier. Il correspond à la tendresse du moindre geste dans la caresse amoureuse – « nous touchons le lisse/ Cabochon/ De la châsse de nos sexes/ Pour apaiser nos peurs » (Carnets respiratoires). À son attention au plus petit détail de la vie quotidienne, le chant de l’oiseau, le cheveu sur l’oreiller. Être au monde, ce n’est pas seulement envahir l’utérus de l’espace, c’est aussi rester à l’écoute de l’infime – « Plein été ; / dans le lobe de l’air,/ l’anneau d’or des abeilles ». Tel est le secret de la vie, de l’écriture, de l’amour : s’élever de l’infime à l’infini, célébrer à chaque seconde et à chaque regard « la matière heureuse d’exister » (Architecture nuit). Cela délivre du quotidien – « Les oiseaux chantent, le courrier peut attendre » (À l’ombre du bonsaï). Cela sauve du désespoir – « Il veut/ se tuer mais/ sur le bout de son nez une mouche » (le mangeur de nèfles).

Bien sûr, cette triple communion qui refonde l’unité de l’homme et du monde est particulièrement fragile. Ne faire qu’un avec le monde, c’est être blessé par tout ce qui le blesse. La poésie est aussi souffrance lorsqu’elle parle de la guerre, de l’hôpital, de la mort, de la violence, des SS ou des diamantaires… On ne peut ignorer l’angoisse et la révolte qui ont pris une part de plus en plus importante dans la vie et la poésie de Werner. Ce n’est pas ce que je veux conserver en mémoire. Werner savait qu’aux contes de fées répondent les contes de fer et les contes de feu (Parfums d’Apocalypse), que le soleil qui illumine le monde lui donne nécessairement une ombre. Peut-être est-ce pour cela que, dans ses deniers jours, il réclamait le noir. Parce que « dans les chantiers obscurs » on peut « rêver d’architectures neuves » (Architecture nuit). Il a laissé le chantier ouvert et nous a légué ses outils, le souffle, le regard, le désir, le formidable appel du néant, l’ouverture à l’autre. Il nous a appris à écouter « le poète inconnu en/Chaque être » (Les convoyeurs attendent). Grâce à lui, nous pouvons tous nous sentir un peu poètes.

bottom of page