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Lettre à Marcel Moreau

Athane Adrahane

Pour 

Marcel Moreau

C’était le samedi 4 avril 2020, les mots tremblaient inhabituellement ce matin-là dans mon petit nid d’aigle sous toits bruxellois. La secousse amie qui livra étreinte à mon écriture en cette aube ne m’était cependant pas inconnue. L’annonce officielle succéda au savoir du corps : l’écrivain Marcel Moreau était mort à Bobigny des suites du coronavirus. En ces temps de confinement, pour nombre d’entre nous, il fut question d’ajuster à la situation sanitaire nos manières d’accueillir l’événement qu’est le « départ » d’un être cher. Investir cet espace-temps de la mort est un art délicat qui demande de se tenir à juste distance d’une relation, de s’essayer à la fabrique de rituels permettant d’acter la séparation avec certaines dimensions de l’autre. Cet art singulier requiert aussi d’habiter cet écotone où l’ami disparu se tient à la fois dans une posture d’absence et de surabondance de présence. Il convient alors de prendre le temps d’honorer le mouvement qui insiste pour garder vivaces certaines traces, de prolonger cette vie sur d’autres niveaux de conscience, d’autres pans du réel...

 

***

 

Cher Marcel, mon vieil ami volcan,

 

Alors, « L’abysse fait Femme » ou « Puissance du langage » – comme tu nommas quelquefois ton écriture, et aussi ton pays – me prit par les mots afin d’acheminer mon ineffable tristesse dans la zone hadale, cette région de toutes les profondeurs. À dos de ton ami « Rythme », nous partîmes ainsi en quête de quelques incandescences de sens nécessaires à l’apprivoisement de la nature du séisme dont tu es le point chaud depuis le 4 avril 2020. Marcel, je crois bien qu’il s’agissait de la « Femme de ton dernier souffle ». Elle avait l’accent des tempêtes, le phrasé des volcans, le rire solaire des cavalcades mongoles et aussi la généreuse douceur de ces solitudes qui ont su faire de leurs blessures des beautés. Elle m’arracha aux froids médias qui dévitalisent, au bilan comptable des morts sans corps qui fige dans l’irrespirable peur. Elle me rendit à ce souffle de la poésie qui de(/a)nsifie le corps et lui rappelle qu’il est nature. Et voilà que ventre est volcan, que poumon est Amazonie. Et voilà que sang se redécouvre du groupe des basaltes, et que liquide lacrymal a pour puissance de restituer mes sens aux mouvements de la mer primale. Marcel, nous y sommes, en terre et espace des écritures de lave. Ici, il y a risque que la dynamique sensorielle de tout terrestre se trouve mise en vibration par ton « Cratère à cordes », que l’intime foyer de nos êtres s’en sente ravivé par le doux toucher de ta « Violencelliste », cette virtuose de la gamme des pulsions primordiales ayant pour magie de faire sourdre des profondes obscurités de lumineux élans de vie, transmutant ainsi les instincts destructeurs en forces créatrices.

 

Pour attiser un peu plus encore le sourire du cœur et faire de mes larmes ces sèves charpentières de mondes, « l’abysse fait Femme » me dit encore ceci : « À vrai dire, c'est la manière de respirer qui dresse le catalogue des expirations. Puisqu'il rêve que son expiration scintille, il s'agira donc qu'il respire fabuleusement. Il exige de la poésie qu'elle s'accorde à ses poumons et s'exhale en millions de feux » (La pensée mongole). Ainsi, Marcel, je te poétise expirant fabuleusement en cette aurore du 4 avril, à l’heure qui était celle du réveil de tes mots. Je soupçonne ceux-ci d’avoir dansé à hauteur de ta « cruelle lucidité » et de ton inextinguible générosité. Je les poétise tellement vibrants, au paroxysme d’eux-mêmes, dans une bioluminescence jamais atteinte. Ils étaient là afin de célébrer ta vie et de saluer ton indéfectible attention soignante aux puissances du verbe. Tes mots, je les soupçonne également de faire intensaimant feu en nous depuis, à dessein d’une joyeuse réanimation de nos émeutes meurtries. Marcel, au moment où ton volcan s’en va rejoindre l’océan, les millions de cratères à mots que tu as activés en tes lecteurices ne sont pas près de s’éteindre, mais bien d’étreindre la vie à plein poumon, loin des existences atrophiées, encagées, pucées que l’on aimerait vouloir nous faire épouser. De la horde des arts viraux, je les soupçonne de nous transmettre cette charge vitale d’audace et de courage nécessaire à la rencontre avec nos peurs, ombres et monstres intimes. Parce que les ombres en ton pays n’ont jamais été ces illusions platoniciennes dont il fallût se débarrasser pour atteindre quelques vérités sans corps, mais celles avec lesquelles il s’est agi de danser pour enfanter une « chaosnaissance » à hauteur de nos histoires de chair et de sang. Il m’importe d’entretenir le souffle de cette humilité à la tâche qui consiste à se faire chercheureuses en écologie intérieure. Oui, pratiquer sans complaisance cette écriture de la nuit où la mise en mots des maux, paradoxes, déchirures, et amours sidérales aurait ardeur à déboucher sur un chant dont l’intégrité ferait rempart au sordide petit commerce d’une conscience à la solde de ses inassumés. Ériger alors un « je » qui, à visage de montagne, n’abolirait pas la mémoire des failles qui l’ont constitué en sa singularité.

 

Alors en ce qui concerne la mort, certes, il y a ce mot qui désormais te colle au corps. Marcel, tu avais le bon goût de ne pas te penser séparé de la condition animale. À l’idée qu’il serait de bonne guerre que tu finisses dans le ventre des êtres qui t’avaient nourri, ton œil malicieux invoquait la panthère noire, celle dont ton portefeuille abrita longtemps la photographie. C’est dans l’intime du rugir de cette bête couleur nuit, que je te poétise aussi, bondissant à travers jungle, parmi les porteurs de feuilles, au cœur de ces « Saulitudes » dont, encore, lors de notre dernière rencontre, tu t’obstinas à vouloir faire monter la précieuse sève des phrases. Précisément, chacun de tes livres se vivait comme ta dernière bataille : une danse vitale, exigeante, sans complaisance entre ton corps charnel et ton corps verbal. Il en allait ainsi de tes écrits, il en allait ainsi de nos rencontres...tout un art de se livrer à cratère d’authenticité, bien loin de la comédie sociale moderne. Marcel, je ne te perds pas de mots, le livre de notre rencontre continue de s’écrire en moi, à dimension de cette consanguinité volcanique et abyssale, à dimension de ton précieux soutien à l’accomplissement d’une écriture de réappropriation d’un ventre de femme.

 

                                                                                          Ton amie,

                                                                                  Athane

 

 


P.-S. : Regarde, en photo, mon petit Marcel, le tambourinaire des abysses, celui qui met les profondeurs en mouvement de bonheur. Il a été fabriqué avec l’aide du peuple des arbres du parc de mon chien, les fossiles de ma montagne et une bonne bouteille de vin… Tu sais, on a bien rigolé, on s’est échappé dans mon endroit préféré, là où il n’y a pas de civilisés, juste le renard, les corneilles, les mésanges et le feu solaire dans les racines des ancêtres. Au rythme de l’ivre tam-tam s’est ouvert la faille et, je te jure, on y était dans le maquis provençal ! Un sacré « bal dans la tête » ! Haha, je te raconterai dans un prochain texte.

 

 

***


Livres de Marcel Moreau cités et évoqués :

 

Un cratère à cordes ou La langue de ma vie, Lettres Vives, 2016.

La violencelliste, Denoël, 2012.

Des hallalis dans les alléluias, Denoël, 2009.

Bal dans la tête, La différence, 1995.

Saulitude, Accent, 1982.

Les arts viscéraux, Christian Bourgois, 1975.

La pensée mongole, Christian Bourgois, 1972.

© Athane Adrahane

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