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Main plat posée sur la palpitation

Otto Ganz

Pour 

Marcel Moreau

Marcel Moreau… une mort annoncée pour celles et ceux qui étaient informés de son état de santé… Mais la mandale tout d’même! Moreau le géant! Moreau le terril! Cheval de halage et écume des robes! L’indestructible, traversé des lueurs baroques des hauts-fourneaux, de cette langue tout entière tendue par le grondement et l’orgasme lorsqu’elle se libère! Mais Marcel, mis à terre, en terre, par la mort! C’est là qu’on aurait dû comprendre que quelque chose se préparait… que ça sentait le souffre… que l’atterrissage ne se ferait pas en douceur.

 

J’ai lu Julie ou la dissolution en sortant d’un coma, il y a 31 ans. Voilà l’anecdote. Il l’avait appris par Werner Lambersy, quelques années plus tard… m’a adressé une carte postale: “l’électrochoc est une thérapie brutale mais efficace”. C’est de là qu’on s’est collés. Nous nous sommes écrit, lus, rencontrés, parlés, parfois dans la vraie vie, souvent à distance. Werner, patiemment, nous liait, nous servait de messager de bons augures.

 

Il y avait quelque chose de l’ordre du pèlerinage à me rendre dans son appartement creusé à même les livres. Une lumière jaune — accentuée par la couleur de la peinture des lieux —, et cette tête de taureau empaillée qui surgissait du mur, bloquée aux épaules. La poussée contenue par cette frontière avec la pièce mitoyenne. Tout pouvait s’effondrer si l’animal, noir de jais revenu à la vie, s’était ébroué. La table… recouverte de feuillets remplis de nuages d’une écriture oblique et minuscule, à l’opposé même de l’ampleur du contenu, qu’on écartait pour poser les verres…

 

Moreau ne m’a pas appris à respirer, non. Par contre, son écriture m’a appris que la contenance des poumons est strictement identique à celle des mots que l’on emploie. Il est donc un devoir d’entrainer la cage thoracique de la pensée, sans quoi le texte n’est qu’un massacre d’arbres ou de veaux, un gaspillage de papier et de parchemin. Mémorable leçon. La mort de Marcel m’a coupé la respiration — ou l’ai-je retenue? Aujourd’hui, sous cette lumière bleutée dont se couvrent nos voix, je l’ignore. Plutôt: “J’ai oublié”. Seul un souvenir d’expulsion de l’air subsiste, ce sentiment de surprise surligné par l’attraction d’un vide abyssal… avant de reprendre l’équilibre. Marcel, la rocaille de la voix, la poussée du taureau; à terre, sous terre: torniole magistrale de la Camarde proclamant, sans doute elle-même surprise — voire incrédule —, la victoire de l’instant biologique sur la montagne du Verbe.

 

Privé de force pour porter la voix, c’est fragile, un homme.

© Olivier Gilgean

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