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Salut à Jacques De Decker

Frédéric Saenen

Pour 

Jacques De Decker

Fin février 2020, je devais enfin rencontrer Jacques De Decker à la cafétéria des Musées Royaux des Beaux-Arts. Je dis « enfin », car si je le côtoyais et le contactais régulièrement depuis mars 2015 (j’avais alors consacré un article à la réédition du Ventre de la baleine chez Weyrich) ; s’il m’avait présenté aux Riches claires, la même année, à l’occasion de la parution de mon essai sur Drieu ; si nous nous étions déjà retrouvés voisins de table ou participants à des journées d’étude (comme celle de décembre 2019 sur Simenon philosophe à l’Académie), nous n’avions jamais pris le temps de discuter en tête à tête. Attablés à deux pas du comptoir, nous avions pris rendez-vous pour discuter, pour échanger, simplement. Brecht, la traduction, la musique (notre commune passion pour Wagner), des anecdotes ou des souvenirs personnels, la littérature belge, la dialectique, la critique littéraire (comme activité et surtout comme petit monde)… Tout s’enchaîna avec le plus grand naturel. Alors qu’à la fin de notre dialogue, Jacques me glissait qu’il serait agréable de nous voir avec régularité, je le quittai sur l’espoir que le feu roulant de ces deux heures trente de conversation passionnée, passionnante, reprenne bientôt. Je comptais sur cette prochaine rencontre pour lui dire combien j’étais touché par son amitié… Le 13 avril 2020, à 0 h 14, je lui envoyais encore un mail que je terminais en lui confiant que je jouais beaucoup aux échecs en ligne « pour m’absorber dans tout autre chose que la littérature » (nous étions alors en plein confinement) et lui demandais : « Et toi, cher Jacques, à quoi te ressources-tu ? » Neuf heures plus tard, en rouvrant ma messagerie, je tombais, abasourdi, sur l’annonce relayée par Jean Jauniaux. Je n’arrivais pas à y voir une réponse à ma question, qui prenait une dimension tragiquement béante.


Jacques avait le rire franc, comme tous les êtres secrètement angoissés sans doute. Jacques pouvait parler de tout, mais pas en mondain qui se pique d’entretenir l’ars conversandi, plutôt en authentique esprit partageux. Jacques enfin avait cette qualité rarissime – et souvent introuvable chez les « gens de lettres » : il écoutait, il entendait ce qu’on lui racontait, et son intérêt n’était jamais feint. C’est qu’il aimait à débusquer, au-delà de chaque manifestation artistique, langagière ou sensible, les signes qui lui permettaient de lire son temps.

Plus qu’un critique littéraire, il était un passeur de littérature. Admettons-le : écrire un article est bien peu de chose. Résumer une intrigue, décrire les tropes et les inflexions d’un style, évoquer un contexte, décrypter même une symbolique cachée… N’importe quel habile étudiant en rhéto’ peut s’en sortir haut la main. Mais tendre un livre à un inconnu, le convaincre qu’il va, par là, à la rencontre d’une singularité, d’une voix, d’un regard, et que cette expérience le travaillera longtemps au corps, à l’âme, jusqu’à le transformer, immanquablement, le sauver peut-être : voilà le vrai devoir de celui que l’on nomme par paresse, par commodité, le « critique littéraire ».

La Brosse à relire nous permet d’admirer son art consommé de la lecture, affûté pendant près de quarante ans. Jacques approchait les textes par cercles concentriques, il les cernait avant de les discerner, partant du plus large (contexte de l’œuvre, ancrage identitaire et historique), s’attachant ensuite avec minutie au propos et à son auteur (parfois de façon très intimiste), visant enfin au noyau (la langue et sa portée musicale, les symboles, les lignes de force). Il en allait ainsi pour les talents les plus antipodiques. Pour Amélie Nothomb et William Cliff, Véronique Bergen et Jean Muno, Jacques Sternberg et Jean-Pierre Verheggen, Suzanne Lilar et Conrad Detrez. Et pour les quelque trente autres (dans le recueil, pour les mille autres en réalité…) de qui Jacques s’était attaché à saluer le talent, l’humour, la puissance, la beauté, l’esprit.

« Nul n’est irremplaçable », nous apprend un cruel adage, qui ne tient compte que de la fonction, soit la part superficielle de l’être. L’essentiel, le plus précieux, reste dès lors en chacun de nous : pour lui, un regard pétillant et pénétrant à la fois, un grain de voix sablée d’élégance et de vivacité, une poignée de main vraie, une indéfectible présence d’esprit.


En 2019, pour une occasion très personnelle et importante dans ma vie, Jacques m’offrit une magnifique statuette de Ganesh, la plus fascinante des divinités hindoues, dont je découvris les multiples attributions. Je comptais sur sa hache pour combattre les attachements futiles, et sur son nœud coulant pour étrangler l’erreur. Mais j’ignorais alors que j’aurais à invoquer si tôt l’éléphant à la défense brisée pour m’aider à surmonter le grand chagrin qui me submergea à l’annonce de la disparition de Jacques – qui, lui, en me tendant ce cadeau, avait comme à son habitude vu juste et anticipé…

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