Sur Michel Host et "Forêt forteresse"
Georges-Olivier Châteaureynaud
Pour
Michel Host
Extrait de Contre la perte et l'oubli de tout
(Copyright Albin Michel 2018)
Au fond les écrivains sont comme des pays. Chacun a sa langue, son histoire et ses alliances, ses héros et ses mythes fondateurs, sa religion, sa géologie et sa géographie, son folklore et sa gastronomie… Sans doute pourrait-on, en juxtaposant à bon escient les auteurs-pays et les œuvres-nations d’un moment donné, dessiner pour chaque époque un planisphère géolittéraire infiniment compliqué, bien sûr. Pour ne parler que de la France littéraire d'aujourd'hui, sa carte ne serait pas sans évoquer celle des cités-états de la Grèce antique, ou les Balkans d'hier, à la puissance 10.
Michel Host, l’écrivain-pays dont ces pages se voudraient, malgré leur brièveté, une description aussi ressemblante que possible, occupe sur ce planisphère imaginaire une place remarquable à bien des égards.
Un paradoxe, d’abord, qui situe décisivement Michel Host dans le camp des « écrivains non alignés ». Il se souvient plus volontiers de son prix Robert Walser (qui lui fut décerné en Suisse pour L’Ombre, le fleuve, l’été, son premier roman paru en 1982) que du Goncourt que lui valut Valet de nuit, le suivant. Peut-être parce que ce prix Goncourt, en 1986, fut l’occasion d’une polémique (on parlait un peu plus haut des Balkans…) dont l’auteur, âme droite et caractère entier, convient qu’il est sorti meurtri.
Un écrivain-pays non aligné, donc. Mais pas une Albanie non plus. Ni une république autarcique et xénophobe, ni un royaume interdit, refermé sur ses secrets et ses splendeurs. Michel Host a participé activement à la vie littéraire, que ce soit par le biais des critiques et feuilletons qu’il donna à des journaux et des revues, par son blog, par son appartenance à des jurys de prix (il fut notamment de l’aventure Maupassant) ou au groupe Écritures. Paradoxes, encore : définitivement rétif à toute collectivité imposée, cet ancien interne d’un collège religieux (expérience « semi-carcérale » selon ses propres termes) s’épanouit dans une communauté librement choisie. Le rebelle, le violent qui plantait naguère son porte-plume dans le crâne de ses condisciples, est en réalité un bon compagnon unanimement apprécié dans les cercles qu’il fréquente.
Si l’on veut mentionner encore quelques-uns des étrangetés auxquelles se trouve confronté quiconque réfléchit au cas Michel Host, on ne pourra éviter de parler de notoriété paradoxale, et de revenir au Goncourt de Valet de nuit. Il est difficile de faire plus grand public qu’un Goncourt, en principe (même si l’on admet qu’Host n’a pas écrit un Goncourt, mais un roman, et que ce sont les jurés Goncourt qui l’ont élu…). Or on ne peut nier que Michel Host s’adresse à un autre lectorat que celui du prix Goncourt, par nature fluctuant et pour partie involontaire. Host en est d’ailleurs conscient, et ne s’étonne pas vraiment que La Maison Traum ou Images de l’Empire n’aient pas été accueillis, après Valet de nuit, par un plébiscite unanime.
Voilà une autre particularité de l’écrivain Michel Host. Alpiniste de l’être, il n’attaque jamais deux fois le massif par le même couloir. Chacun de ses livres envisage la réalité - et la littérature - différemment des précédents. C'est moins courant qu’on ne pourrait le penser. Beaucoup d’auteurs ont un ton, une forme, auxquels ils demeurent à peu près fidèles de leur premier à leur dernier ouvrage. On observera en passant que cette fidélité constitue le meilleur moyen d’installer une image de marque et de s’assurer un public constant : spécialisation, homogénéisation, standardisation. Dans l’industrie, on parle de produit suivi. Lustucru a toujours le même goût, Perrier les mêmes bulles. Michel Host, c’est tout le contraire. L’ombre, le fleuve, l’été est le seul de ses romans à propos duquel il accepte qu’on prononce le mot baroquisme. Suite de 65 séquences où se font entendre les voix alternées de quatre femmes, ce roman voulait « capter un large espace du monde et de conscience du monde ». Après cet oratorio, Valet de nuit, d’une structure simple (quatre parties, un seul narrateur), renoue avec un des plus vieux arguments qui soient puisqu’il s’agit d’une quête du père. On y voit Philippe Archer, nouveau Télémaque, se lancer sur la piste d’un Ulysse ancien résistant devenu tenancier de bordel. Pénélope n’est pas oubliée non plus. Il y a dans Valet de nuit un des plus beaux portraits de femme déçue de la littérature contemporaine. Un recueil de nouvelles (Les Cercles d’Or) plus tard, Michel Host publie La Soirée. Ce très court récit d’une agonie bercée par les flonflons d’une fête crépusculaire est, pour l’époque et pour l’auteur, d’une facture relativement classique. En revanche, on pourrait qualifier le roman suivant, La Maison Traum, de dérapage délibéré. Ce texte vertigineux se place sous la double (et secrète) invocation de Georges Perec pour la combinatoire, et de Raymond Queneau pour la gouaille. Il s’agissait ni plus ni moins que de renchérir sur la contrainte mise en œuvre dans La Disparition par Perec. Où celui-ci s’interdisait la lettre e d’un bout à l’autre du livre, Michel Host se prive dans chacun des 26 chapitres de La Maison Traum d’une des 26 lettres de l’alphabet. Ce parti-pris ludique n’empêche d’ailleurs pas la gravité du propos, sous les dehors d’une fantaisie dans laquelle l’auteur lui-même voit un effet de la contrainte. Après l’oulipienne Maison Traum viennent les Images de l’Empire, « roman d’un chroniqueur », faux roman, ou plutôt faux-roman par récits, reconnaît Michel Host, où s’exhale la méfiance foncière qu’il nourrit face « à ce monde dans lequel nous passons notre existence ». Ce n’est certes pas Forêt forteresse, conte romantique-fantastique pour aujourd’hui, dont ces pages se sont fixées pour but d'entretenir leur lecteur, qui viendra démentir la volonté de diversité, de rupture continuelle, affichée de livre en livre par Michel Host…
Décidément, cet écrivains-là n’a pas l’air « très français ». L’auteur de la quatrième de couverture de L’Ombre, le fleuve, l’été n’avait peut-être pas tort, en 1983, de parler de « roman américain d’un jeune écrivain français ». Maintenant, qu’Host soit atypique, assez radicalement étranger à la tradition du roman « sage », bien ratissé, tracé au cordeau, à la française, c'est indéniable. Mais « américain », nord-américain, vraiment ? C’est une autre affaire !... Latino-américain, peut-être. Après tout, hispanisant et lusophile, il a préfacé Alonso de Ercilla et Nuno Júdice.
En tout cas, pas de jardins, pas de bocage, pas de champs ou de pâtures ordonnés le long de chemins frayés de longue date ou de molles voies d’eau. le paysage mental hostien est tourmenté, torturé. Il est « sauvage », même quand s’y affirme une belle maîtrise technique. Michel Host se plaît à rendre grâce à ceux qui l’ont aidé à forger sa plume. Dans la prison-pension religieuse dont le souvenir lui fait le plus souvent horreur, il reconnaît qu’il a eu d’excellents professeurs de lettres.
Mais si Host n’est pas « très français » dans son inspiration ni dans sa manière, s’il nous paraît difficile de le rattacher décisivement à un quelconque des courants littéraires qui nous sont les plus familiers, où le situer, sous quelle latitude littéraire tenter de le caser ? D’où vient-il ? Quels sont ses paysages d’enfance ? Quel air a-t-il d’abord respiré ? Aussi importants que les paysages et l’air réels, ceux d’idéal. De quoi est faite sa vraie culture, celle dont il se souviendra quand il aura tout oublié ? Sur ce point précis, un indice : il revendique l’éducation religieuse qu’il a reçue, toujours dans son bagne d’enfance, comme un acquis culturel essentiel. On y reviendra sans doute quand on abordera - quand on effleurera - certains de ses thèmes obsessionnels.
Alors ? La couleur du premier ciel sur la tête de Michel Host ? Pâle ! C’est un flamand. Il a passé son enfance et son adolescence dans le Pas-de-Calais et le Nord. Il en fut assez marqué pour y revenir souvent dans ses écrits. Les Jeux Villageois, dans Les Cercles d’or, la nouvelle Les Cercles d’or elle-même, la totalité de Les Attentions de l’enfance, témoignent entre autres de la prégnance de ce terroir sur son imagination et sa sensibilité de l’écrivain. Quand on est accoutumé aux thèmes et aux scènes récurrents de son univers romanesque, il devient clair que celui-ci s’est en grande partie cristallisé là-bas, aux cours des dix-quinze premières années de sa vie. Les quelques personnages chaleureux qui rachètent l’humanité, qui « réhumanisent » un monde rendu invivable, irrespirable, par l’absence ou la froideur parentale, sont tous de « là-bas ». C’est là-bas aussi que Michel Host fit la rencontre des animaux, qui incarnent à ses yeux la seule valeur absolue, parce qu’exempte de toute relativisation par le langage, c'est-à-dire par le calcul et le mensonge. Longuement développés ou à peine esquissés, les passages qui mettent en scène des bêtes sont innombrables. Il faut noter que l’apport bouleversant des animaux (l’amour, la tendresse, pour simplifier outrageusement) est toujours arraché au narrateur par des adultes bornés, murés dans un égoïsme sans issue, sans salut. C’est le cas de Good Dog, le petit chien blanc, comme de la jument volée par un détachement allemand en retraite. Ces épisodes ouvertement autobiographiques connaissent des amplifications romanesques, dont la violence surmultipliée montre bien qu’il s’agit là de scènes capitales pour la compréhension de l’œuvre. Dans Les Cercles d’or on pense à Jeux Villageois à nouveau, à Véra et Zénon, on pense à l’épisode du viol et du meurtre de Blanchette par deux vagabonds dans Valet de nuit. N’est-il pas significatif que « Blanchette » soit le plus souvent un nom d’animal, plutôt que d’être humain ? Blanchette, la jeune femme égorgée, « mise à mort » par ses violeurs, est une des incarnations de l’innocence sacrifiée, de l’agneau christique, à la fois écho de l’éducation religieuse de Michel Host, et expression majeure de sa conception du monde : monde féroce, où la bestialité n’est le fait que de l’humanité, monde peut-être irrémédiablement mauvais.
Après une enfance manifestement sinistrée par le manque d’amour, l’amour qu’il tient pour la seule lumière et la seule manne, d’autres épreuves attendaient l’homme. Perte d’un enfant, qu’il ne mentionne qu’avec la plus extrême pudeur. Maladie, grave atteinte rénale qu’il surmonte au prix de longues années d’autodialyse et d’une transplantation. De telles expériences ne transparaissaient pas dans l’écriture. Elles ne pouvaient pourtant que peser sur l’être, l’aguerrir ou le détruire. Michel Host n’a pas été détruit, mais son propos d’écrivain demeure empreint d'une gravité qui ne s’accompagne d’aucune solennité, ni d’aucune morosité. Entre sa compagne, le peintre Danièle Blanchelande, leur fille, et la chatte Artémis, Michel Host mène aujourd’hui une existence sereine et paisible entre Paris, et la Bourgogne. Dans son vertigineux appartement parisien, tout en haut d’une tour, les jours de grand vent le lustre oscille. En Bourgogne… Eh bien, il vit sans doute plus près du sol. C’est un homme qu’on imagine volontiers assis dans l’herbe, au pied d’un mur, un épi entre les dents, heureux, réconcilié. Mais on sent que dans l’écriture, dans l’œuvre, dans l’espace potentiel et éternel de la page blanche, il n’y aura pas, pour lui, de réconciliation. Cet écrivain-pays restera à tout jamais comme ravagé par une guerre ancienne, inoubliable. C’est elle qui fait de lui ce qu’il est.
SUR FORÊT FORTERESSE,
de Michel Host
Bien sûr, sensément, La Guerre et la Paix se déroule en Russie, Madame Bovary en Normandie, Belle du Seigneur à Genève, mais qui est dupe de ces localisations de convenance ou de commodité, destinées à rassurer le pusillanime lecteur qui voudrait garder les pieds sur terre ? Les histoires racontées dans les romans, contes et nouvelles, et d’ailleurs dans les films, ont toutes pour cadre un neverland (ou un everland ?), un en-deçà-au-delà, un nulle part-jamais, un partout-toujours, qui est la vraie patrie de l’imaginaire. Ce territoire, peu d’auteurs l’ont montré pour ce qu’il est, au cœur même d’une fiction, comme l’a fait Michel Host dans Forêt forteresse. Certes, il prévient : c’est un « conte pour aujourd’hui », mais conte, roman, récit, cela ne change rien à l’affaire. Ni la forme, ni le degré de réalisme d’une histoire donnée ne sont en cause. Germinal peut titrer 90° de réalisme, et La Merveilleuse Histoire de Peter Schlemilh beaucoup moins, l’un et l’autre ont lieu là-bas, dans le même pays de derrière les yeux. Pour gagner le château d’Erwan de Kerfons, les héros de Forêt forteresse, émules des fuyards du Décaméron, doivent rouler trois jours vers l’ouest, au départ de leur lieu de villégiature au bord de la mer. Où peut-on aboutir en roulant aussi longtemps plein ouest, en partant de n’importe quel point des côtes de France ? Nulle part, sinon derrière les yeux de celui qui écrit, qui lit ou qui rêve. Les épigraphes de chacune des trois parties de l’ouvrage, choisies chez O.-V. de Lubicz-Milosz, en disent tout autant. Pour Milosz, le passé est un pays perdu, mais plus concret, plus réel, que la fable du présent.
Achevons de résumer l’argument, ce que la référence au Décaméron a déjà fait pour l’essentiel. De nos jours, quatorze garçons et filles promis « au plus bel avenir » s’effraient et se dégoûtent de ce que notre monde pré-apocalyptique peut offrir en la matière. Ils vont se réfugier dans un château sis sur une île, au milieu d’un lac appartenant à la famille de l’un d’entre eux. Là, comme leurs prédécesseurs sous le plume de Boccace, ils comptent attendre la fin ou la renaissance de tout en se racontant des histoires. Ils ne reparaîtront jamais. On s’alarme, on les cherche en vain, on les oublie. Cette partie de l’aventure occupe à peu près la moitié du volume. Commence alors celle d’un homme qui se lance à leur recherche sans autre motivation que sa curiosité. Ni détective, ni journaliste, il n’est mandaté par personne. On ne saura presque rien de lui, sinon qu’il écrit, a écrit « des choses enfouies dans [sa] tête qui ne pouvaient [lui] apparaître que de cette façon ». Lui-même n’en sait guère plus. À l’instant de décliner son identité, il s’aperçoit qu’il l’a oubliée. Qu’à cela ne tienne, il sera M. de Geléoublié. Mais avant même de désactiver la mémoire de son héros, Host commence par désactiver les deux instruments supposés ordonner pour lui, pour nous, le temps et l’espace. À l’instant où il prend pied sur l’île, sa montre et sa boussole tombent en carafe : « Je regardai ma montre et constatai qu’elle s’était arrêtée à 11h37. Hier soir ? Tout à l’heure ? Je ne savais pas. La boussole indiquait à quelques secondes d’intervalle et bien que je me fusse chaque fois tourné du même côté, des orientations différentes, voire opposées ». On n’est pas plus désorienté. Sans nom, sans mémoire, perdu, éperdu dans le temps comme dans l’espace, voilà le héros-lecteur exemplaire. On est loin du tout-venant romanesque contemporain, et de ses protagonistes-types, moules humaines accrochées au bouchot de l’époque, immergées dans un bouillon de culture dont elles emmagasinent les pollutions, hydrocarbures médiatiques et métaux lourds des idéologies… Cette défiance du siècle n’est pas surajoutée au propos de l’auteur. Elle est présente, et très explicite, dans ce conte pour aujourd’hui. Qui, par les temps qui courent, oserait parler d’un « bel aujourd’hui » ?
On saluera l’adresse, l’audace, avec lesquelles Michel Host joue devant nous au bonneteau d’une « surfiction », qu’après tout on pourrait aussi bien appeler « nouvelle fiction ». Cette fiction dépassée, un peu comme on parle de coma dépassé, se distingue de la fiction dépassable si communément pratiquée, en cela que le conteur prétend s’affranchir des règles admises en matière de réalité, règles trop souvent platement reconduites. Dans Forêt forteresse, au contraire, Michel Host déplace les bornes du champ où évoluent d’ordinaire les personnages inventés. Instaurer ainsi sa propre mesure du réel n’est pas à la portée de tous. Il ne s’agit pas seulement de talent : il faut y aller au culot et forcer la main du lecteur. Ici, sans la moindre hésitation, on nous peint un monde où « les petites lingères, leur corbeille sous le bras, sans vous heurter, le visage paisible et les yeux ouverts, passent à travers vous pour rejoindre l’allée la plus proche ». Et ce ne sont pas seulement les lingères qui vous passent ainsi à travers le corps, mais aussi les gamins, les aumôniers mâchouillant leurs patenôtres… En ce monde, on ne vous entend pas si vous parlez à haute voix. Il faut, pour s’adresser aux autres, « remuer les mâchoires, les lèvres et la langue sans produire aucun son ». Alors là, oui, on vous entendra et on vous répondra, mais il y a toute chance que votre intervention « dans une sorte de jeu longuement répété » soit perçue en mauvaise part, même si vous vous manifestez pour empêcher un accident de se produire. C’est que vous dérangez le déroulement d’une fiction préexistante à votre irruption, réglée d’avance, et qui, sans vous, suivrait son cours en principe inéluctable. Pourtant, sur la foi d’une ressemblance fortuite avec un certain Saint-Geslé, M. de Geléoublié est admis au sein d’un petit groupe de personnes de qualité en perruque et costume de cour. Elles s’entretiennent de la naissance, d’ici quelques siècles, d’Erwan de Kerfons, celui-là même qui possèdera l’île, la forêt et la forteresse, et y conviera ses amis. On l’a dit plus haut, la boussole du narrateur est devenue folle et sa montre s’est arrêtée. En pareil cas, il est normal, ou en tout cas compréhensible, que l’espace se plie ou se déplie à sa guise, que les heures et les siècles s’écoulent dans tous les sens, tantôt à la façon d’un ruisselet et tantôt d’un torrent.
Parmi les aristocrates férus de généalogie qui l’ont pris pour Saint-Geslé, une femme, la baronne Andrée de Bois-André n’est pas dupe de l’intrus, peut-être parce qu’elle connaît trop bien le « vrai » Saint-Geslé, qu’elle a cru aimer : « Un être impossible… abominable même. Il obsède les femmes et les méprise ». Mais qu’est-ce qu’il y a de vrai, qui est vrai, dans cet univers ou cette dimension ? « Nous sommes hors du monde. Nous vivons dans son ombre », dit la baronne. Et plus loin : « Ici, on ne peut aimer. On ne peut que croire aimer ». Cette ombre du monde, c’est à l’évidence pour elle que les fictionnaires, romanciers et cinéastes, ont lâché la proie. Quand bien même ils se donnent parfois le but de changer le monde, ce n’est jamais qu’à son ombre qu’ils ont accès. Sans doute, tout bardés qu’ils semblent des armes du langage, sont-ils les plus désarmés des hommes. Quoi de plus vulnérable, de plus facile à berner qu’un écrivain ? Il s’est dressé lui-même, dès son plus jeune âge, à prendre ses mots pour des réalités, et ses brouillons pour l’univers : il se suffit presque à lui-même, il titube sans cesse au bord de l’abîme solipsiste. Doit-on pour autant le récuser, le chasser de la cité comme Platon l’aurait voulu ? Certaines sociétés s’efforcent de l’éliminer, d’autres l’ignorent, d’autres encore s’entendent à le domestiquer en le bombardant citoyen, en le grisant d’hommages ou en lui assignant des tâches frivoles : « Va jouer avec cette poussière ! ». Il s’agit toujours de le détourner de sa fonction confuse et essentielle, de neutraliser l’électron libre. En littérature, l’adéquation est mauvais signe, et le porte-à-faux prometteur. Michel Host est sans doute un des écrivains les plus « inadéquats », les plus en porte-à-faux avec le goût dominant d’aujourd’hui, et les plus conscients du marasme intellectuel et culturel qu’il trahit. Il a mis beaucoup de lui-même dans ses jeunes héros de Forêt forteresse, qui fuient la peste ambiante et cherchent refuge en fiction, c'est-à-dire « n’importe où, hors du monde », et il en a mis plus encore dans ce M. de Geléoublié qui s’élance sur leurs traces. Celui-ci les retrouve, grâce à la baronne Andrée de Bois-André. Réunis dans la bibliothèque de la forteresse, à l’exception de deux d’entre eux qui s’étreignent dans une chambre voisine, ils se racontent, comme il convient dans l’ombre de Boccace, des histoires lestes qui n’attendent que d’être écrites, car, dit la baronne, « il n’est de chose qu’écrite, sinon… rien ». Avec la chute de Forêt forteresse, Host a réussi ce qui s’apparente à une sorte de quadrature du cercle de la fiction. Aux dernières lignes, Mme de Bois-André qui s’est promise à M. de Geléoublié, l’installe à une table et le pourvoit de quoi écrire leurs amours, et par voie de conséquence Forêt forteresse dans son entier, puisqu’il n’est de chose qu’écrite.