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Train fantôme

Marc Petit

Pour 

Frédérick Tristan

ou les tribulations héroïques de Frédérick Tristan




Si je savais où je vais, je n'irais pas.

(Frédérick Tristan, Un infini singulier, p. 27)





C'est Christian Bourgois, je crois bien, qui attira le premier mon attention sur l'œuvre de Frédérick Tristan. Il s'apprêtait à publier mon premier récit, La grande Cabale des Juifs de Plotzk (1978) et, mû par une inspiration prémonitoire, me mit dans la main Naissance d'un spectre, où le germaniste que j'étais reconnut aussitôt l'empreinte ironisée (ironie à double détente, sachant quelle malice habite le roman de Thomas Mann) de Doktor Faustus, savamment traduit par Louise Servicen. Le prix Goncourt, décerné par mégarde (il est si rare que soit couronné un grand livre) aux Égarés (1983), raviva mon intérêt pour l'écrivain qui, face à une meute de chargés de rubrique généralement illettrés, n'hésitait pas à se réclamer de l'école d'Hermès (le dieu, pas le maroquinier), dans le sillage d'auteurs de best-sellers aussi populaires que Jakob Böhme, Valentin Andreae et Fujiwara no Michinaga.

Six ans plus tard, à la sortie de mon roman baroque, Ouroboros, que je lui avais envoyé, je reçus de Frédérick Tristan une invitation à partager un verre avec lui au bar de l'hôtel Méridien, à la Porte Maillot. J'y retrouvai une vieille connaissance de l'Internationale de Katmandou, Patrick Carré, qui venait de publier son premier roman, Le Palais des nuages (1). Frédérick Tristan nous entretint de son projet, une sorte de complot, à l'origine de la création du club de la “Nouvelle Fiction” dont Jean-Luc Moreau (pas le maroquinier, ni l'auteur de pièces de boulevard, ni le traducteur de l'ougro-finnois, mais l'animateur de l'émission “Bibliomanie” à Radio-Libertaire) était la cheville ouvrière. Je me rappelle que le rond-point de la Porte Maillot, sur lequel donnait le bar, était infesté de lapins qui l'avaient transformé en meule de gruyère.

À quelque temps de là, le groupe initial de la Nouvelle Fiction se réunissait dans un restaurant du quartier Saint-Germain. Il y avait là, outre Frédérick, Jean-Luc, Patrick et l'auteur de ces lignes, Hubert Haddad, Georges-Olivier Châteaureynaud, Jean Levi et François Coupry. Quelques années plus tard, Sylvain Jouty, Jean-Claude Bologne et Francis Berthelot rejoignirent le conventicule, dont l'activité se poursuivit jusqu'à l'effondrement des Twin Towers, date à laquelle la loge fut plus ou moins mise en sommeil.

D'abord enthousiaste, j'éprouvai bientot, pour dire la vérité, quelque perplexité à la lecture d'un projet de manifeste (d'ailleurs vite abandonné), dont certaines formules, dues à la plume de Frédérick Tristan, entre autres “les noces du visible et de l'invisible”, froissaient mon agnosticisme, risquant d'inféoder l'activité d'écriture à une vision du monde mystique dans laquelle je ne me reconnaissais pas. Jean-Luc me rattrapa par la manche. Il m'est apparu par la suite - on aborde là une des questions cruciales posées par cette œuvre, étroitement liée à l'interrogation sur l'imaginaire et la pratique de la fiction - qu'aux yeux de Frédérick Tristan, sachant qu' “il n'est d'expression qu'apocryphe. Parce que le monde est apocryphe. Et l'esprit de l'homme. Mais le reste, peut-être, aussi ”(2), il ne saurait être question d'affirmer sérieusement quelque article de foi excédant les limites (d'ailleurs absentes) de la fictionnalisation générale, cette grande mascarade à l'œuvre dans toutes les représentations de l'esprit humain. Parce que “ le monde est le langage de l'homme. Donc apocryphe ” (3) : rien n'a de nom, à l'image de cet animal bizarre, moitié lièvre moitié lévrier, découvert en 1770 par James Cook, que l'indigène interrogé désigne par les trois syllabes “ kan -ga -roo ”, ce qui veut dire “ je ne comprends pas ”. “ Tout langage est fondé sur un quiproquo ”(4) ; rien n'est identifiable ni dans ses contours ni dans son être. Ainsi , c'est toute expression, toute dénomination, tout fait de langue qui ressortit au domaine de la littérature fantastique, et pas seulement, chère à Jorge Luis Borges, la théologie. Ni l'érudition, dont notre auteur se joue pour mieux la déjouer, poussant son délire, au-delà du “vrai” et du “faux”, jusqu'à déboucher sur une manière de poésie pure, un art de la fugue verbal.

Une coïncidence acheva de me troubler ou pour mieux dire, de rendre, au contraire, limpide la relation que mon imaginaire entretenait avec celui de l'auteur de La Geste serpentine. Plusieurs années après notre rencontre, je fis l'emplette, au Marché de la Poésie, d'un exemplaire des Tribulations héroïques de Baltasar Kober, à l'époque indisponible en édition courante. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que certaines de ces pages (celles, entre autres, où le narrateur accumule les titres d'improbables et baroquissimes traités dans le goût d'Athanasius Kircher) se retrouvaient presque à l'identique dans mon propre Ouroboros ! Cette coïncidence - il y en eut plusieurs autres - confirma à mes yeux, s'il en était besoin, qu'au-delà de certaines analogies explicables en partie par l'existence de références communes, la Nouvelle Fiction existait bel et bien, dès avant notre rencontre et la constitution du groupe, dans les limbes d'une inspiration commune, quoique infiniment singulière.


*

* *


“Fils du vide, il me fallait ouvrir une porte sans chambranle, sans mur, sans demeure. Il me fallait inventer la vie”(5), écrit Frédérick Tristan au deuxième chapitre de son autobiographie, Réfugié de nulle part.

Les pages qui précèdent, censées fournir les repères qu'on s'attend à trouver en tête d'un tel ouvrage, détonnent par la bizarrerie de l'anaphore : “on m'a dit que...”


On m'a dit que je suis né le 11 juin 1931 à Sedan (Ardennes) de Rachel et Jean

Baron..

On m'a dit que l'on m'avait placé dès l'âge de quatre ans au collège Turenne...

On m'a dit que nous allions chaque dimanche à Ville-sur-Lumes...(6)


Un autre texte, faisant office d'avant-propos, précède cet inventaire à la Perec, imprimé en italiques pour mieux en souligner l'importance et le séparer du corps de l'ouvrage, l'autobiographie à proprement parler. Une nouvelle fois, Frédérick Tristan met en exergue le récit de l'expérience fondatrice de laquelle devait découler, dit-il, sa vocation d'écrivain : le traumatisme de guerre à la suite duquel l'enfant frappé d'amnésie se serait retrouvé soudain “sans nom, sans origine”(7), étranger au monde qui l'entourait, à commencer par “cette femme”(8) qu'on lui dit être sa mère.

Mais, s'interrogeait ma propre mère après avoir lu ces pages, ce récit fondateur ne serait-il pas lui-même une fiction? Ce que l'auteur, à qui je rapportais cette remarque, reconnut lui-même volontiers, compte tenu du fait que, pour des raisons évidentes, les événements évoqués n'étaient pas de l'ordre du souvenir, mais comme les autres articles de l'inventaire, de l'ordre du “on m'a dit que”.

Avançons donc, sans nous prononcer sur l'authenticité, ou non, de ces événements (question au demeurant sans grande importance, pour qui ne partage pas la vision historiciste d'un Sainte-Beuve) que ce récit assume dans l'autobiographie de l'écrivain la fonction d'un mythe fondateur - raison pour laquelle il revient, dans les propos et sous la plume de celui-ci, avec une telle insistance.

Cet éclairage que je crois juste extrait la “scène primitive” du cadre anecdotique où le récit semblait la situer, pour lui donner une portée ontologique ou à tout le moins, supra-individuelle.

De fait, chacun de nous ne s'est-il pas senti un jour, dans son enfance - ne se sent-il pas chaque jour encore, au fond de lui-même, seul dans son cas, le seul à être à l'intérieur, au centre du monde, mais un centre vide, sans qualités, “sans nom, sans origine”, étranger au grand cirque ?

J'ignorais, à l'époque où j'écrivais La Compagnie des Indes, que plus d'un siècle et demi plus tôt, E.T.A. Hoffmann avait inventé en la personne d'Erasmus Spikher le frère jumeau de mon héros Flodoard de Monadnock, l'homme qui a perdu son reflet. C'est, au fond, toujours un peu la même histoire que nous racontons, nous autres gens de fiction : L'Histoire sérieuse et drolatique de l'homme sans nom (9), à savoir, l'auteur lui-même.

“ Je vous avouerai que le seul personnage de mes romans n'est autre que moi”(10), affirme de son côté Frédérick Tristan. “Le personnage est toujours ce que les hindous appellent un avatar, un double du même plus ou moins travesti en un autre et d'autres, indéfiniment, qui par ruse se libèrent de leur moule initial.”(11) Et ailleurs, encore : “Il n'est de voyages importants que ceux qui se font en soi-même. Les grands voyageurs sont ceux qui ne connaissent aucune frontière entre l'intérieur et l'extérieur.”(12) “ C'est que l'auteur est le premier personnage de son œuvre. Tout simplement parce qu'il est lui-même inscrit dans les interstices de cette tour perverse dont parlait Chesterton, puisque tout écrivain est, à travers la fiction et le quinconce, en quête de son identité introuvable parce que multiple.”(13)

Par une sorte de sursaut, de phénomène de surcompensation, l'enfant sans visage a décidé de prendre les choses en main. Devenir écrivain, ce n'est pas se mettre à raconter ses ennuis, monnayer le “misérable petit tas de secrets” qui constitue le fond de commerce de la librairie parisienne. Écrire, c'est s'inventer des identités possibles, des vies auxiliaires. Se multiplier pour rendre supportable l'absence au monde, l'inconsistance du moi.

Je ne serai pas un copiste, tel l'Akaki de Gogol qui y perdit son manteau. Je serai

un inventeur d'apocryphes et de palimpsestes, laissant mes hétéronymes créer le

théâtre de leur rigueur et de leur liberté, puisque décidément comme tout le

monde j'étais plusieurs et que j'acceptais de l'être, relevant ce défi à travers le

travail de toute une vie.(14)


C'est dans le cadre de ce pari qu'il faut comprendre l'invention du pseudonyme, le “nom du père d'élection, du père pour l'œuvre”(15) ; surmoi presque aussitôt diffracté en une gerbe d'hétéronymes, seuls à même de garantir la véracité du projet en empêchant le masque salvateur de devenir une “gueule”.

Une “gueule” - pour reprendre le terme de Witold Gombrowicz, dont Frédérick Tristan est par certains côtés si proche, - c'est, comme chez Julio Cortazar le type du “Fameux”, auquel s'oppose le “Cronope” au tempérament d'artiste, tout ce que la société, ce bal masqué qui se prend au sérieux, réussit à faire de nous en nous forçant depuis l'enfance à intérioriser l'imposture qui transforme le sujet vacant en objet plein, manipulable à l'envi par les organes du pouvoir. Car enfin (nous touchons là au cœur de la problématique politique de la fiction, à laquelle la “Nouvelle Fiction” apporte une réponse originale), on - par ce “on”, il faut entendre tous ceux qui nous veulent du bien, des docteurs de la Loi aux institutions les plus molles, des fous de Dieu aux commentateurs sportifs du samedi soir - on, disais-je, ne cesse de nous “raconter des histoires”, dans le but conscient ou inconscient de nous endormir, de faire de nous les pions d'un jeu d'échecs dont l'enjeu nous échappe. De sorte que, face à cet usage général et dévoyé de la fiction - une fiction d'autant plus efficace qu'elle ne s'avoue jamais comme telle - le seul recours de l'esprit est de brouiller les codes, de mystifier pour mieux démystifier, bref, de “tricher la fiction”(16).

De la mission de l'écriture, Frédérick Tristan dit qu'elle “n'est point là pour prouver quoi que ce soit, mais pour montrer. Et ce qu'elle montre est l'interrogation de l'être, une somme de questionnements auxquels elle se garde bien de proposer des réponses. Car proposer des réponses serait tomber dans ce langage de pouvoirs que la littérature a pour objet de refuser.”(17)

Parodie, collage, détournement de l'Histoire, mise en abîme, mélange des genres et des tons, du sérieux au burlesque, usage immodéré du merveilleux et du fantastique, tous ces recours dont notre auteur dresse la liste non exhaustive n'ont rien de gratuit : ils s'inscrivent dans le sillage du grand projet psycho-politique de la “Surfiction”, comme se plaît à la nommer Jean-Luc Moreau, en écho à Raymond Federman et à la “New Fiction” d'Outre-Atlantique. “Tisser de la folie sur l'abîme”(18) pour n'y point tomber, mais aussi battre en brèche l'aliénation feutrée à laquelle nous soumet l'universel storytelling, tel est le double visage du projet de la Nouvelle Fiction, aux antipodes du nombrilisme régnant et du débagoulage autofictif.


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* *


Il y a une autre manière d'énoncer le paradoxe dont se nourrissent l'auteur de fictions et son œuvre : c'est d'aller voir du côté du langage, cette radieuse imposture par laquelle nous prêtons une voix au silence qui nous habite. Car enfin (pour en finir avec l'illusion du prétendu “réalisme”), rien de ce qui nous entoure, rien de ce que nous vivons n'a de nom ; ou bien, si l'on préfère, dès que cela est perçu, dans l'inconscient déjà, une mise en scène - et en mots - structure l'appréhension de notre être-au-monde comme un récit, à mi-chemin du rêve ondoyant et du mythe.


C'est le mot “homme” qui nous déshumanise, de même que le mot “Dieu” éloigne

le croyant de la transcendance. (19)

Le mot Dieu, comme le mot homme, comme n'importe quel mot de n'importe quel

vocabulaire, désigne qui nous sommes, et nous perd. Nous sommes le produit de

nos langages, et nous en sommes l'aliénation. Les voyageurs de la fable ne font

qu'inlassablement parcourir les deux termes de cette perception par le langage :

l'un qui semble définir, l'autre qui paraît nous faire errer ; l'un qui s'applique à

notre ambition d'identité, l'autre qui nous renvoie l'image de notre dérision. (20)


Il suit de là que l'acte d'écrire, chez qui ne se paie pas de mots, oscille en permanence entre deux pôles contraires, la fascination du silence et l'entraînement infini de la parole, comme sa conscience d'être le porte tour à tour à se sentir vide, nul, privé de visage et de nom, et tout-puissant maître des masques, dans l'ivresse de la métamorphose.

Dans toute l'œuvre de Frédérick Tristan, on ressent une tension vibrante entre ces deux pôles : une tendance véritablement infinie, inarrêtable, à la dispersion - multiplication des masques, et des masques de masques, histoires emboîtées et histoires d'histoires, dont l'archétype (en écho au Récit trouvé à Saragosse de Jan Potocki) est cette Geste serpentine sans commencement ni fin qui accompagne depuis longtemps, sotto voce, le chemlinementdel'écrivain ; et l'intuition sous-jacente d'un abîme familier, un gouffre à portée de main, pascalien, kierkegaardien, aussi sourd et silencieux que peut être diserte la voiix du narrateur indomptable (21).

Cette tension organique, électrique, dynamique, qui a le pouvoir de transmuter en énergie créatrice ce qui, au départ ou chez d'autres, semble une contradiction insurmontable, recoupe celle existant depuis toujours entre la prose narrative et la poésie, celle-là obéissant à un mouvement irrépressible d'expansion, celle-ci hantée par le non-dit dont chaque instant vécu, en rouvrant la blessure, ravive aussi en nous l'émerveillement désolé, l'étgonnement enfantin à l'origine de nos pérégrinations.

Différence avec Borges. Il ne s'agit pas seulement de déstabiliser les synapses, de faire perdre pied au lecteur en annihilant ses références, ses coordonnées intellectuelles et métaphysiques coutumières, mais d'un autre enjeu qui se rapporte au narrateur lui-même, à son besoin éperdu de raconter, d'inventer un quasi-monde de substitution, quelque chose de beaucoup plus en relation avec l'enfance - ou avec son symétrique, la vieillesse - qu'avec la “culture”. Il y a là un enjeu existentiel, une question de survie. Comme si, confrontés au terme inéluctable de notre existence terrestre, notre seul espoir - le seul espoir du narrateur - était de tenir, de se tenir vivant et éveillé le plus longtemps possible. Tant qu'il y a des histoires à raconter, je ne suis pas morte, se disait Schéhérazade face au roi Shariar, cet autre nom de la fatalité (22).

Cela - cette basse continue de l'abîme et du silence, la non-histoire au cœur de toute histoire, le gouffre de Pascal le long duquel ne cesse d'avancer en somnambule le conteur poète, évidemment il ne faut pas demander à celui-ci d'en parler plus que par allusion, à l'occasion, en marge de son œuvre narrative proprement dite. Mais il me semble que l'autre, le lecteur, le critique, peut et doit évoquer ce vertige, quitte à paraître relativiser l'effet recherché d'illusion, n'en étant pas dupe. Car, après tout, c'est aussi là que réside le charme de l'écriture de Frédérick Tristan : dans cette poésie ironique et désolée qui accompagne en contrepoint l'exubérance souvent joyeuse de l'affabulateur. Comme ce je ne sais quoi qui nimbe d'un air de néant les thèmes et variations des dernières sonates de Mozart, de Beethoven, de Schubert, jetant par-delà l'espace et le temps le pont enchanté d'un arc-en-ciel entre le Romantisme et la Nouvelle Fiction.


*

* *


Dans le théâtre d'ombres de Java, les spectateurs se répartissent en deux groupoes. L'un, composé des femmes et des enfants, prend place devant l'écran : ceux-là regarderont innocemment le spectacle, en y croyant ou en faisant semblant. L'autre groupe, celui des hommes, est assis de l'autre côté ; rien ne leur échappera des manipulations par lesquelles les montreurs animent leurs figures.

Lisant les récits des auteurs de la Nouvelle Fiction, et singulièrement ceux de Frédérick Tristan, il nous faut à la fois jouer l'un et l'autre rôle, si faire se peut. Mais n'est-ce pas sur cette ambiguïté merveilleuse que repose depuis des temps immémoriaux l'art du théâtre ? La distanciation seule, comme l'adhésion béate, prive la fiction de ce qui fait son charme : le “comme si”. or, s'il est vrai, comme l'écrit l'auteur des Égarés, que “tout roman repose sur l'acceptation du lecteur d'admettre la fiction comme réalité effective, ce que Coleridge appelait "la suspension consentie de l'incrédulité" et que je nommerais volontiers "la communion active du lecteur à une fiction acceptée comme une réalité temporaire"”(23), il n'en est pas moins vrai que le doute et le questionnement (24) ne cessent, dans une lecture intelligente, en contrepoint du fil du récit, de faire écho aux subtilités du texte, à ses dissonances, à ses interrogations, avec lesquelles ils entretissent leurs propres mots, dans un dialogue intime.

“Ni réel ni irréel, ni vrai ni faux”(25), c'est dans cet entre-deux, compris non comme un sas, mais comme un lieu d'échange dynamique, en perpétuel mouvement, que se déploie, dans un égal mépris des ricaneurs et des faux thaumaturges, l'imagination créatrice de l'auteur de fictions.

Équilibre instable, à chaque instant menacé, du danseur de corde dont Frédérick Tristan mime la figure paradoxale : “Et ça avance, chemin inventé par la marche (...) Jadis, on appelait cela l'inspiration”(26).

“D'où vient-il, cet inconnu né de fragments de mémoire et d'oubli ajustés fébrilement par la couture d'une imagination aux aguets?”(27) “Il y a le livre né d'un manuscrit né d'une écriture, née d'un poids de mort qu'il fallait évacuer, changer en une espèce de vie tendue au-dessus du deuil, du désarroi, de l'indigence afin de tenter un ordre par-delà ou à côté du chaos.”(28)

Entreprise hasardeuse que ce cheminement vers un sens qui, s'il venait à se dévoiler, relèverait du trompe-l'œil, comme toute construction mentale !(29) À qqui s'est donné comme projet, principe de vie et d'artle fait de “fréquenter avec assiduité et en toute intimité la doublure des êtres et des choses à travers une écriture en constant péril”(30), il n'est de procédé, de ton, de genre, de forme qui ne vaillent s'ils ne sont réinventés ou subvertis. “La vraie nature de l'art, écrit Frédérick Tristan, est une plongée radicale dans la résurrection ou la revivification des formes rendues à leur naïveté originelle”(31). mais il affirme aussi que “toute littérature de quelque niveau est fatalement perverse, la fameuse "authenticité" à la mode provoquant la mort de l'art, voire de la vie, cette dernière n'étant, après tout, que l'efflorescence baroque de la prédation universelle”(32). Ou, dans une formule lapidaire : “ En art, il n'est de vivant que le subversif ” (33).

Même apparente contradiction quand l'auteur affirme à la fois qu'“il faut savoir amuser le sérieux afin qu'il ne vous prenne pas à ses pièges”(34) et être capable de rire du rire, de canuler le canular : “ Se moquer du rire lui-même ! Pensez donc ! Et pourtant, quoi de plus sérieux ? ”(35)

Moins par moins donne plus, apprend-on au cours d'algèbre, à cela près que le gymnaste se livrant à l'exercice ne saurait retomber sur ses pieds : il n'y a plus de plancher. Face à cette aporie, l'adepte du scepticisme n'a d'autre issue que de pratiquer la suspension du jugement. C'est précisément là que se situe le point de départ de l'auteur de fictions, qui n'a de cesse d'imaginer les moyens de contourner ce que le raisonnement logique frappe d'interdit (36) : “ La réalité n'étant qu'un trompe-l'œil ,ikl n'est de franchise que dans le biais, d'apparition substantielle que dans l'anamorphose”(37).

Chères à Jurgis Baltrusaitis et au dessinateur M.C. Escher, les “perspectives dépravées” seraient-elles la seule voie d'accès à une vision panoramique de la condition humaine, qui ne s'appréhende ni dans l'espace ni dans le temps, mais dans le lieu non lieu utopique, uchronique, où se déploie l'activité cérébrale, suivant ses propres trajectoires stochastiques rebelles à la mise en équation ?

Comprenne qui pourra, cum grano salis, dans cet éclairage, la phrase du Midô Kanpakuki que cite Frédérick Tristan, comme en écho ironique à saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens :


Le miroir que je tends ici renvoie une lumière jusqu'à l'époque la plus lointaine

à venir où un autre miroir la renverra jusqu'à lui qui la renverra alors vers cet

autre miroir que tend notre plus ancien ancêtre dans le temps le plus reculé du

passé.(38)

“ Fermez les yeux afin de les ouvrir ”, conseillait André Breton au jeune écrivain. “ Dès que le corps de la fiction s'incarne dans l'écrit, répond en écho le même homme un demi-siècle plus tard, le corps de l'auteur s'abolit peu à peu. L'écriture, ce véhicule, m'emporte dans son réel...”(39)

“ Train fantôme ”(40), l'écriture, partie de nulle part, n'arrivera jamais, ni à l'heure ni en retard, dans aucune gare. “Ce n'est pas le but qui compte, disait Kafka, mais le chemin ”. Le fil d'Ariane du récit, en se déroulant, crée le labyrinthe. Nous sommes embarqués pour un voyage sans fin dans une vie seconde.



 


(1) Patrick Carré fut le premier à quitter le groupe de la “Nouvelle Fiction” avant, semble-t-il, de renoncer à la carrière littéraire, non sans avoir écrit plusieurs livres de grand intérêt, dont Yavana et D'Élis à Taxila, éloge de la vacuité, pour se consacrerà la traduction des classiques de la spiritualité tibétaine.

(2) “Journal d'un autre”, dans Un infini singulier (IS), p. 46.

(3) ibid.

(4)“Un monde comme ça ”, carnet 6, IS, p. 998.

(5) Réfugié de nulle part (RNP), p. 21.

(6) RNP, p. 17-18.

(7) RNP, p.20.

(8) RNP, p. 13.

(9) Titre de Frédérick Tristan, publié chez Balland en 1980, repris en 2004 dans Un infini singulier.

(10) “ Attiser le feu ”, dans Brèves n°102 (“ Le rêve sans fin”) (Br), p. 162.

(11) Br, p. 157.

(12) IS, p. 907.

(13) Fiction ma liberté (FmL), p. 59-60.

(14) FmL, p. 77-78.

(15) IS, p. 943.

(16) L'expression est aussi le titre d'un des textes recueillis dans Fiction ma liberté, p. 19 à 39.

(17) FmL, p. 31.

(18) Fml, p. 60-61.

(19) FmL, p. 76.

(20) IS, p. 26

(21) Le dernier Maupassant (celui du “Horla”) apparaît, sous la plume de Frédérick Tristan, comme une figure fraternelle dramatisée, en écho à ses propres angoisses : “ Il arrivait à Maupassant de voir un inconnu dans les miroirs ou d'y chercher en vain son visage. La porte de sa chambre s'ouvrait seule dans la nuit, mais n'était-ce pas lui qui s'avançait vers le lit où soudain il se dressait ? Parfois, derrière les façades, il ne trouvait pas de maisons ; et derrière les fenêtres, c'était le vide ; même pas le vide : l'angoisse du vide, palpable et délabré.” (IS, p.896).

(22) “ Mais voici que mille et une nuits reviennent afin de mettre le temps en abîme et ainsi lutter contre la tyrannie des pouvoirs et contre le néant fallacieusement annoncé, imagés par l'entêtement du roi Shariar. (FmL, p. 59.)

(23) Br, p. 159.

(24) “ Le questionnement est toujours plus vrai que les réponses. Le doute est plus fertile que la croyance.” (Br, p. 155)

(25) Br, p. 150

(26) Br, p. 149 (texte de 1987).

(27) Br, p.153.

(28) Br, p. 149-150.

(29) “ Dans la fiction, rien n'est jamais faux. Ni vrai, d'ailleurs. Rien n'est jamais irréel - ni réel. Parce que la réalité et la vérité sont tout aussi fictives que la fiction, laquelle a donc bien raison de s'en moquer (IS, p. 983 et FmL, p. 69).

(30) IS, p. 469.

(31) Br, p. 154.

(32) IS. p. 10.

(33) IS, p. 924.

(34) Br, p. 154.

(35) IS, p. 933.

(36) Voir sur ce thème les pénétrantes analyses d'Isabelle Thomas-Fogiel dans Le Concept et le lieu, Cerf, 2008, chap. III : “Le Nain Géant ou l'oxymore comme figure radicale de l'identité”, p. 139-162.

(37) Br, p. 150.

(38) IS, p. 930 (citation supposée du Midô Kanpakuki de Fujiwara no Michinaga, journal en 36 volumes).

(39) Br, p. 161.

(40) Br, p. 150.

© 2022, Vincent Engel.

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