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Un éveilleur

Arnaud de la Croix

Pour 

Jacques De Decker

« Je faisais partie

Du cercle des amis

Qui se tenait le vendredi

Quand le couvert était mis, était mis

Nous parlions de Chopin

De son curieux destin

Et des autres salons voisins

A l'ennui trop malsain, trop malsain… »


Maurice Vallet, Les Vendredis


C’était un personnage multiple, une personnalité kaléidoscopique. Je l’ai rencontré lorsque j’étais tout jeune éditeur à Bruxelles : au Cri, en 1982, nous avions publié une pièce de lui – le théâtre fut l’une de ses passions –, Epiphanie, et différents romans de sa compagne de l’époque, Thilde Barboni. Plume alerte, il faisait les beaux jours des pages culturelles du Soir, alors dirigé de main de maître par Yvon Toussaint, dont Jacques était manifestement l’un des journalistes préférés.

Elancé, le sourire un peu carnassier, le nez au vent et les yeux souvent plissés, il m’apparaissait tel un encyclopédiste échappé du siècle des Lumières. Quittant Le Cri pour les éditions Duculot, puis Casterman et Le Lombard, je le perdis de vue. Cependant, je découvris que l’aimable critique pouvait à l’occasion se muer en redoutable bretteur, éreintant à la radio un roman, Les Bienveillantes, qu’il était de bon ton d’encenser, ou ferraillant avec Patrick Roegiers au sujet du frère cadet de Simenon.

Et puis, alors que je ne m’y attendais pas, je le retrouvai, une fin d’après midi, dans les Galeries Saint-Hubert. Il nous apprit, au romancier Patrick Delperdange et moi, que là se réunissaient, à la fin du XIXe siècle les membres de La Jeune Belgique, audacieuse revue littéraire bruxelloise. Nous prîmes l’habitude de nous réunir, parfois en compagnie d’autres littérateurs, les vendredis, pour refaire un monde en voie d’effondrement. Je découvris l’homme libre qu’il était, à la pensée chatoyante, toujours en mouvement, curieux de tout, érudit en diable… Nous explorions quantité de sujets, artistiques ou politiques, au gré de notre seul plaisir, celui d’échanger les mots et les idées. Nous évitions seulement de parler de son frère, homme politique à la carrière longtemps brillante, soudain brisée, auquel il était très attaché. Lors de la pandémie, confiné comme nous tous, il m’envoya des textos, jusqu’à la veille de sa disparition, inopinée. Il est parti du cœur, car ce n’était pas seulement un homme d’esprit, il avait aussi un grand cœur. Certains vendredis, vers 18 heures, il me manque terriblement.


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