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Un certain sourire

Otto Ganz

Pour 

Jacques De Decker

Un certain sourire
Planant sur le doute

J’ai eu cette chance — d’autres parleront de malchance en se remémorant l’hécatombe qui justifie ce Liber Amicorum — d’entrer en littérature dans les années 1990, époque florissante d’écrivains d’une génération plus âgée que moi et qui, pour la plupart, constituent désormais une histoire de la littérature belge. Du haut de ma vingtaine entamée, côtoyer ces guides à travers l’obscurité de ma propre langue, de ma propre écriture, fut un avantage de poids. J’avais à mesurer la complexité du métier et la richesse à creuser en soi-même, certains m’ont guidé à le faire. Dans le décompte de ceux-ci, Jacques De Decker fut, lorsque je compte sur les doigts, le cinquième… Puits de culture et de bienveillance, sa présence m’a, en fait, toujours accompagné, discrètement, avec les grâces et clartés qui le caractérisaient.

 

Est-on vieux lorsqu’on peut revendiquer des relations de plus de 20 ans… ou simplement fidèle? Sans doute les deux. Entre Jacques et moi: des contacts ponctuels, dispersés, et chaque rencontre, intense. Des dizaines de souvenirs sans continuité aucune que ce léger sourire avec lequel il m’accueillait. Homme de lettres et savant littéraire, Jacques fut un de ces propagateurs discrets de l’amour et de l’art d’écrire. Je garde le souvenir passionnant d’un voyage en Thalys vers Paris. Nous nous étions retrouvés, par hasard, assis côte à côte. “Il y a quelque chose d’écrit” avait été son bonjour. Une heure trente-trois à naviguer dans le Fantastique belge pour nous réveiller, entrant en gare de Paris-Nord, plongés dans les lumières de la Malvenue du Français Claude Seignolle.

 

Contacts dispersés et sensibles, lorsque Jacques m’appelle deux fois de suite concernant un siège à pourvoir à l’Académie, s’inquiétant, timidement presque… mais avec insistance, de mesurer mon intérêt pour la chose puisque mon nom est apparu dans les potentiels académisables: prévenance extrême de celui qui connaît les coulisses et les ficelles reliant les intentions aux gestes. Des instants surréalistes aussi: un jeu d’anticipation entre nous. Lorsqu’à la remise d’un prix littéraire pour un de mes recueils, Jacques, en connaisseur amusé de mon trac, m’interroge d’emblée sur la pertinence à interroger un poète sur sa propre poésie… et son inoubliable surprise à voir que pour les quatre questions qu’il m’a annoncées, j’ai préparé des réponses écrites sans même connaître ses attentes.   

 

Des anecdotes disparates… elles construisent une relation. Et toutes me rappellent qu’au-delà de cette élégance qui indique l’homme de bien, Jacques De Decker est à mes yeux un des derniers représentants d’une variété rare d’ange gardien, une entité protectrice du métier d’écrivain, sous toutes ses formes et coutures tant qu’elles fussent de la Belgique, toutes expressions et toutes langues confondues. C’est au moins à ce titre que sa présence perdure et qu’il ne peut désormais en être autrement…

© Guy Focant

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