
Un récit de voyage vécu en quatuor
Albert-André Lheureux
Pour
Monique Toussaint
Note de l’éditeur de la page : j’ai insisté auprès de notre fameux metteur en scène pour obtenir ce reportage d’un voyage qui m’a paru indiciel.
Imaginez ! Une dame de près de nonante (ou quatre-vingt-dix) ans, devenue à demi aveugle, mais toujours à ce point portée par la soif de vivre et de découvrir, une ouverture à l’altérité, une jeunesse éternelle… Elle file grand large vers le sud de la France, va passer des jours intenses en compagnie de trois amis, dont deux jeunes trentenaires.
Écoutons Albert-André :
Que de superbes souvenirs de toi, chère Monique, lors de ta visite niçoise.
Après t’avoir accueillie à l’aéroport, en voiture décapotable, ce que tu aimais… nous sommes partis visiter un restaurant de plein air agréable, où le serveur t’avait plus que complimentée. Ses approches anodines signifiaient qu’il avait flairé en toi la femme aventureuse et libre que tu étais, surtout en pleine confiance et en période de saveurs provençales et de vins rosés.
Je te conduis après ce délicieux déjeuner au Westminster, ton palace de la Promenade des Anglais.
Trois heures plus tard, je reviens te chercher après un repos bien mérité, pour accueillir nos deux amis, venant de deux bouts de la France, pour nous retrouver à la Bocca Nissa, un restaurant que tu as aimé d’emblée, un endroit branché, où le public, surtout jeune, entourait les deux fous que nous étions.
Arrivèrent tes deux gardes du corps et soupirants, tes « chevaliers » comme tu les appelais.
Ils se profilèrent en retard, comme on pouvait le pressentir… ce qui nous permit de bien rire et boire. D’abord Julien-Paul (Remy), puis Christophe (Jaccard).
Le lendemain, intrépide, tu as accepté de prendre la ligne de train romanesque, rétablie le jour même pour aller visiter Tende, après la catastrophe qui s’est passée dans la vallée de la Roya des Alpes maritimes.
Combien de tunnels, et nos cris répétés, à chacun d’entre eux, à l’unisson…
À l’arrivée : petit repas à base de saucisses du coin puis visite de la ville et d’une petite chapelle au mur du fond transparent, vitré, donnant sur la nature.
Puis des ruelles et une église baroque superbe.
Montées, descentes, tes deux chevaliers trouvaient comme toi, que je marchais bien alertement. Ce qui ne t’a pas empêchée de nous doubler dans le retour vers la gare, où nous devions être à une certaine heure sous peine de loger sur place. Mais où ?
Retour, aussi endiablé et encore plus en forme… tu riais, tu plaisantais. Le soir même, la petite bande des quatre mousquetaires s’activait en cuisine pour ton plus grand plaisir, avant de festoyer sur ma terrasse. Tu dirigeais les opérations en cuisinière absolue que tu étais. Soirée inoubliable. Déclarations d’amour de nous trois à ton égard, à tour de rôle sur la terrasse et sous la voûte étoilée. Rituel magique.
Je crois que nous t’avons déposée vers deux heures du matin à ton hôtel, après des divagations philosophiques pleines d’esprit gouailleur.
Le lendemain, la chapelle Saint-Pierre à Saint-Paul de Vence, l’hôtel Welcome et Cocteau. Un endroit où tu avais beaucoup vécu dans ta jeunesse, en admirant les beaux marins américains et les bateaux militaires qui ancraient là.
Puis rebelote. Un deuxième dîner sur la terrasse, encore plus fou que celui de la veille.
Le lendemain, la fondation Maeght, assez calme ce jour-là, puisqu’on était au sortir du covid. Dernière soirée sur la terrasse, arrosée. Puis départ à Avignon.
Quelle énergie, quelle joie de vivre ! Tu m’avais promis de revenir deux ans plus tard… Hélas, l’incongrue t’avait volée à nous tous.
Mais quelle tranche de bonheur et quel exemple ce furent pour moi de te voir si vaillante et de me dire « Voilà mon exemple ! ». La meilleure libraire du monde atteindra bientôt ses quatre-vingt-dix ans. Je peux en prendre de la graine.
J’en ai quatre-vingt aujourd’hui !
(Albert-André Lheureux, le 29 juillet 2025).





