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Un territoire avec des mots

Jean Muno

Pour 

Jacques Crickillon

Poète, dramaturge, prosateur: j’ai choisi le prosateur. Limitation arbitraire, car il n’y a pas deux, ni trois Crickillon. Comme tout écrivain authentique, celui-ci marque son territoire avec des mots, le conquiert texte après texte. Tantôt la forme est poétique, tantôt prosaïque, souvent l’un et l’autre, mais le territoire est toujours fondamentalement le même. Et comme tout écrivain de talent, Jacques Crickillon fait en sorte qu’il devienne aussi le nôtre, ne serait-ce que le temps d’un livre. Le talent c’est le don de communiquer et rien que cela. À un certain niveau d’originalité, de nouveauté, la communication devient révélation, et le talent génie.

Au cœur du territoire dont il s’agit ici, une ville sans nom. Malade, comme la plupart des grandes cités contemporaines, délabrée sur les bords. Le centre n’en est que plus impressionnant, il occulte le ciel. Des immeubles-cages où la vie se consume, des bâtiments officiels où la hiérarchie s’érige, figée dans le béton. Pas de visages. Ni véritables rencontres ni dialogues. Des silhouettes, des titres — Directeur, Juge, Préfet — à la fois dérisoires et écrasants, parmi la foule horrible des hommes soumis.

Autour, à perte de vue, s’étend le labyrinthe des vies dites privées — privées de tout en vérité — des chambres closes, parfois définitivement, sur la mort lente (La fille d’en face) ou violente (La fleur de la passion). La chambre est le lieu du monologue. C’est là, quelque part, sous l’apparence trompeuse d’un homme de quarante ans qui regarde tomber la neige, que se contorsionne le témoin primordial, ce corniaud de Jeune homme sincère avec tous ses appétits, toute sa violence, toutes ses déceptions.

La ville, le vide. Le vide sans vis-à-vis, l’illusion de la vie.

Ce qui reste de vie dans cette cité grise marquée par un échec ontologique, une “particulière absence de toute exultation”, se donne rendez-vous en marge, dans des terrains vagues ou des night-clubs profonds comme des catacombes. Pour un moment hors d’atteinte, on réapprend à parler, à se confier. On est en manque: de vie, d’amour. “Tu es le vide, je suis le vide, qu’est-ce qu’on pourrait expliquer?” (La nuit du Seigneur). Un faux dialogue, certes, la rencontre de deux monologues, mais c’est pire ailleurs, dans les bureaux, à la radio, dans les familles, où ce sont les autres qui parlent à votre place.

L’évasion? De la ville partent des voies qui mènent vers l’extérieur, mais elles ne remplissent plus leur office sécurisant et s’avouent comme des pièges. Le “territoire”, c’est le réel démasqué. Les trains se perdent (En quittant la bibliothèque); le métro révèle qu’il est un Circuit fermé; bloquée par un gigantesque embouteillage, l’autoroute s’installe dans la paralysie comme dans sa fin en soi (La file); le fleuve, pour le jeune homme sincère qui le considère de la rive boueuse, n’est plus qu’un flot de résignation (Au bord du fleuve). Comment se rendre quelque part quand tout est obstacle?

Nageant à contre-courant de la foule, tendu vers on ne sait quelle source, le personnage de Crickillon n’est jamais victime d’un malheur précis, ou pour tout dire anecdotique. C’est plus irrémédiable. Il a seulement pris conscience de quoi est faite une destinée ordinaire, de quelles morts successives, et l’angoisse l’étreint. Dans un monde déchu, peuplé de survivants, le mal qui le taraude s’appelle lucidité.

Surpeuplement et solitude, promiscuité et frontières infranchissables, c’est le mal du pays. D’un trop petit pays dans une Europe menacée de sclérose. Le désir rôde dans cette prison, le désir du désir. Partout le visage de la femme, entrevue mais désormais perdue, “flotte à l’entour des mots” (La Parisienne). On songe. On songe beaucoup “à ce qui devrait être, à ce qui pourrait être, à ce qui, si la vie avait suivi le cours du désir, serait, en ce moment même où toute la cité grise exhale sa médiocrité, son ennui, cette particulière absence de toute exultation; et aussi n’aurait-on jamais échoué, perdu, mais l’existence à chaque instant tiendrait ses promesses de l’appétit d’enfance” (Une saison de chasse).

Cette sorte d’infirmité, qui consiste à se souvenir des “promesses de l’appétit d’enfance”, marque la plupart des personnages. Mais sans complaisance ni tiède nostalgie, dans la conscience lucide que cette situation est la plus inconfortable qui soit, puisqu’elle les condamne à un double ratage, social et personnel. Ce sont des courageux, qui ont une fêlure par où la vie s’échappe. Rien d’étonnant à ce qu’ils ne puissent se contenter du langage commun. Si “le jeune homme sincère” se met à écrire, c’est “pour remplir les trous de sa vie […] colmater les fissures de toutes les vies”. Tout en mesurant ce que cette démarche a de dérisoire: “Il devait y avoir un territoire. Il n’y a que des mots”.

Il faut souligner l’absurdité quelque peu suicidaire (aux yeux de l’immédiat bon sens) de cet engagement dans la littérature alors même qu’elle est continuellement discréditée, condamnée — “La littérature n’existe pas, n’existe plus. Il y a mon œuvre” (Minuit District Nord Bleu) — car c’est de là, de cette démarche de desperado, cette déchirure, que l’écriture de Jacques Crickillon tire peut-être sa particulière intensité. “Je me dis souvent que la dégénérescence de notre civilisation est la grande chance de ma vie” a-t-il écrit par ailleurs. Ne pas croire à la littérature, aujourd’hui, c’est refuser une illusion par trop confortable, c’est oser se mettre au diapason d’un monde fissuré. Et c’est pour courir la chance, en effet, de se tailler malgré tout, au-delà ou en deçà des belles-lettres, un territoire vierge avec des mots.


(Magazine Mots de passe, Bruxelles, Dossier Jacques Crickillon, p. 21).


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