La première image est celle de Sapho ; il sera question de poésie, mais Monique Toussaint est-elle Sapho ? Cette Femme de livres nous regarde avec un crayon méditant sur sa lecture ou nous fait signe de rester silencieux... Son regard est le symbole des lieux, une maison de maître avec le nom de Chapitre XII en lettres d'or sur la vitre. Dans l'entrée, une photo de 1979 (quelques jours avant l'ouverture) est encadrée, où la fondatrice se tient sur la petite estrade de sa « modeste librairie de quartier », comme elle en a plaisanté avec le philosophe Dorian Astor, bien des années après...

Cette année-là, Monique Toussaint a pris un tournant au milieu de sa vie. Elle incarne pour moi un esprit bruxellois dans le fait qu'elle est une formidable inventrice de formule, dont les « discussions littéraires », loin des appellations redondantes comme « colloque » ou « conférence ». À tout âge, elle n'a jamais manqué d'inspiration pour se réinventer. Le dimanche 24 janvier 2016 fût l'inauguration des Dimanches poétiques (ou Les thés littéraires) où nous avons lu La Maison des morts d’Apollinaire, avec la présence de la biographe Laurence Campas et, pour la première fois, de Katja Katanova qui deviendra la fidèle violoniste des événements.

Son style à brûle-pourpoint fait d'elle « une libraire hors du commun » comme l'avait si bien noté son ami de toujours, Jacques De Decker. Son humour et sa légèreté peut déconcerter les invités.es, comme les parasites dans le micro dont elle m'avouera « c'est ma marque de fabrique ». Nul.le ne peut oublier d'être passé entre ses murs, si bien décorés par les noms des auteurs.rices, journalistes, personnalités politiques et comédiens,nnes qui y ont été reçus.es. Chapitre XII fût un pilier dans la vie littéraire bruxelloise.

Chapitre XII a représenté un point de chute dans mon parcours bruxellois, un lieu de fréquentations régulières. J'ai été enthousiasmé par la présentation du livre d'Albert-André Lheureux ou les retrouvailles avec Robin Renucci, par la présence chaleureuse de Geneviève Damas, de Chantal Pelletier ou l'éclairage artistique de Stéphane Lambert. Je n'oublierai pas la classe oratoire de Jacques De Decker ; dans un autre contexte, il m'avait prononcé cette phrase « Monique a fait Yvon Toussaint ». Selon lui, elle a insufflé une énergie dans le parcours professionnel de son mari. À mon sens, « faire quelqu'un » consiste à contribuer au développement social, culturel, sentimental et affectif d'une personne. Monique a tenu ce rôle pendant des décennies auprès de son mari ; il en a été de même auprès de ses enfants et ses petits-enfants... « Sortir de sa génération » est la plus belle leçon de vie que j'ai reçue.

Les livres et les tableaux sont au premier plan dans sa maison où je suis entré la première fois un 1er septembre 2014, quelques semaines après notre rencontre en Corse lors d'un stage de théâtre chez Robin Renucci. J'ai découvert l'épouse d'un journaliste et la mère d'un écrivain que j'ai rebaptisée en quelques semaines « la plus baroque des libraires ». Elle incarne à mes yeux une grâce et une détente, en décalage avec une ironie et une insolence de la jeunesse. Elle a le don de la répartie que j'admire ; avec chaque nouvelle connaissance, elle profère sa « punchline » la plus fameuse « je suis comme les putes, je n'embrasse pas ! ». Son plus grand appétit est celui des rencontres ; lors d'un dîner, elle change le plan de table pour permettre à tous.tes les convives de se rencontrer. Monique aime recevoir pour le bonheur de partager.

Monique m'a confié des chapitres de sa vie ; je repense à sa promenade solitaire, durant l'hiver 2014 autour des étangs d'Ixelles, où elle a eu cette pensée simple et salutaire « la vie est là ». Grâce à sa volonté de rompre les conventions sociales, à sa curiosité insatiable de l'autre, aux découvertes artistiques et humaines et à sa transmission du passé, Chapitre XII est une maison dont je peux dire : « la vie est là ».

Bruxelles,

23/12/2022

© Mirèse Van Gorp