top of page

Une voix

Patrick Lowie

Pour 

Jean Zaganiaris

Jean Zaganiaris a d’abord été, pour moi, une voix. Une voix que j’écoutais lorsque je vivais à Marrakech, une des voix des débats sur Luxe Radio. C’était la voix qui disait pendant les printemps arabes qu’il fallait écouter la jeunesse. Et ce moment inoubliable lorsqu’il a menacé Pierre Bergé de quitter le studio car ce dernier avait utilisé des mots chargés de connotations coloniale, paternaliste et orientaliste : un regard où le Maroc était à la fois décor, terrain de jeu, ressource culturelle, et où l’Européen aurait le rôle d’organisateur, de protecteur, d’éducateur. Après ce passage, j’avais envie de rencontrer Jean mais ma timidité m’a empêché de prendre contact avec lui. Puis, on m’a parlé de lui à Milan. L’écrivain Gianni de Martino m’a demandé si j’avais lu Queer Maroc. Non. Gianni lui a envoyé un message en lui parlant de moi. On est devenu amis sur Facebook. On s’est rencontré à Marrakech puis tout s’est enchaîné. J’ai lu ses livres. Il a lu les miens. Quand je partais en Belgique il me demandait de ramener tel ou tel livre avec la dédicace de l’auteur. Il a écrit de nombreux papiers sur mes livres. J’ai modéré Queer Maroc. On se voyait quand j’allais à Rabat, on prenait un café lorsqu’il passait à Casablanca. On échangeait. Il disait aimer beaucoup Annie Ernaux, il disait que La Place était un grand livre. Il disait qu’il était en train de lire Ralph Ellison, Invisible Man. Je lui ai conseillé de lire Yasmina Reza. Sa voix n’était plus une voix radiophonique. C’était la voix d’un confrère. Puis, la voix d’un ami. Il aimait jouer.

Faire des surprises. Mon livre apparaît dans ses romans. Il me disait : dans Dieu nous a créés éternels, tu y verras un certain L. qui te fera sourire. Dans sa dédicace d’Un cœur marocain, il écrira Pour Patrick Lowie, ce contraire de désamour. Jean aimait les gens. C’est le seul qui ne critiquait pas ses amis écrivains. On sentait qu’il en aimait plus que d’autres. Jamais un mot de travers. Pas de discorde. Pas de polémique. Sauf une fois, peut-être. Quand j’ai voulu présenter son livre à un prix au Maroc. Il n’a pas été admis. Pas Marocain. Il m’a dit : Je suis un écrivain marocain. Sa femme est marocaine. Ses enfants sont marocains. Comme si on interdisait aux Marocains de recevoir un prix littéraire en Europe. Je lui ai proposé d’écrire la postface de la réédition de La liaison de Rita el Khayat. Ça le rendait heureux. Et quand je n’arrivais pas à organiser quelque chose autour de ses livres comme je le voulais, il me disait : oh, ne te fais pas de souci pour moi, fais ce que tu as à faire. Un soir, nous avons croisé un de ses élèves et il m'a dit : on va parler foot, c’est un truc qui ne doit pas t’intéresser ça ! On n’avait jamais parlé football alors que nous écrivions tous les deux, un livre sur le sujet. On a beaucoup ri. Il pensait que j’étais un intellectuel précieux. Lui : l’OM. Moi : Anderlecht. Nous avions un point commun : Raymond Goethals. Je pense que cela nous a rapprochés. Il s’est décomplexé sur le sujet. Au salon du livre de Rabat, à deux reprises on m’a dit : Bonjour Jean, comment vas-tu ? C’était drôle mais inquiétant aussi. Le 21 juin 2025, le jour de mon anniversaire, il publiera dans le quotidien Al-Bayane une très belle chronique littéraire à propos de Marrakech, désamour où on peut lire : Patrick Lowie le rappelle très bien : l’alliance avec une ville a quelque chose de surnaturel. L’alliance d’un texte avec son chroniqueur aussi : suis-je en train de faire de Patrick Lowie un Marceau Ivrea ? En référence à l’auteur fictif des chroniques de Mapuetos. Un jour, je t’avais dit que tu étais un grand écrivain, Patrick Lowie. Je maintiens. Ton écriture a une âme. Cela vaut

tous les désamours du monde. Merci. De mon côté, je tenais à la publication de son nouveau livre chez Edern. Sa sortie l’a rendu plus heureux encore. Il était déjà en train d’écrire la suite. Dans l’isolement de l’écriture, les écrivains ont besoin d’amis qui poussent, qui stimulent. Il voulait lire Le singe de la mer, il voulait m’envoyer ses retours, ses conseils, ses idées. Je lui ai envoyé. Notre dernière rencontre date du 13 juin. Nous avions été ensemble à la librairie Livremoi à Rabat. Nous avons fait des selfies l’un avec le livre de l’autre, comme des gamins. Nous avons pris un café. Nous avons parlé de nos projets, des vacances, il m’a dit : tu sais, il est possible que mon cœur lâche, tu sais que j’ai unpacemaker. Naïvement je lui ai répondu que je pouvais mourir avant lui. Inconsciemment, je ne voulais pas qu’il me parle de cela. J’ai tout fait pour l’oublier. Oublier qu’un jour on peut perdre un ami. Le 23 juillet 2025, Jean m'envoie une photo de lui, de Narbonne-Plage avec mon dernier livre publié, vêtu du maillot de l’OM. Puis on m’a raconté, le 29 juillet : il avait reçu de nouveaux exemplaires de son livre Nos vies sont faites comme ça. On m’a raconté qu’il avait beaucoup ri ce jour-là. Qu’il était heureux. Qu’il s’est baigné. Puis, son cœur marocain a lâché. Il m’avait prévenu. Mais que faire avec ces avertissements ? On ne s'est pas tout dit. Quinze ans d’amitiés inoubliables. Quinze ans de conversations, de livres partagés, et puis cette absence qui ne se nomme pas encore : je regrette, surtout, l’avenir que nous n’aurons pas eu le temps d’écrire.

S'inscrire à la lettre d'information

Liber Amicorum fait partie de l'écosystème Asmodée Edern. Vous serez redirigé vers le site global pour vous abonner à la lettre d'informations. 

PARTENAIRES

fondFichier 2_4x.png
rencontre des auteurs francophones_edited.png

© 2022-2025, Vincent Engel.

Liber Amicorum est un site gratuit, sans cookies, sans financement extérieur, sans publicité.

bottom of page