top of page

Veilleurs

Yves Wellens

Pour 

Jacques De Decker


« Sont-ce des tracts, ces papiers jaunes, bleus, blancs et roses que jettent, dès qu’ils arrivent au zénith de leur course, ce jeune homme et cette femme deux fois plus âgée que lui, se demanda le machiniste de l’attraction la plus spectaculaire de la foire. A voir leur tête quand ils arrivent en bas, ça a l’air de les amuser beaucoup. Je vais leur offrir quelques tours encore, puisqu’ils sont les derniers clients. Et les papiers, on les nettoiera demain… »

Jacques De Decker, La Grande

Roue, Grasset, 1985.



Marcher dans la ville, « promener sa truffe », c’est toujours, chaque jour, une exploration. Le mot est bien choisi : et il a toujours mené loin celui qui s’y adonne.

La Grande Roue est désormais située dans un décor qui apparaîtrait comme improbable, si l’on n’était précisément dans une ville, constamment sujette à des mouvements et à des contrastes divers. Après un carrefour encombré, on emprunte une large voie, où se croisent des voitures venues de l’avenue Louise et de la rue de la Régence : il y a des trams au terminus ou en passage, quelques arbres, un Cercle huppé, un tunnel, un Palais aux éternels échafaudages posés sur sa façade éclectique (état de fait évidemment propice à toutes sortes de réflexions maussades sur la capacité à rendre sereinement la Justice dans un bâtiment à ce point vermoulu), des immeubles annexes et dépourvus d’âme où se règlent des conflits et autres contentieux ; et, au bout de cet étrange magma, un parapet où s’appuyer et, devant soi, un point de vue sur une partie de la ville en contrebas. Et puis, la Grande Roue.

Un soir, un promeneur solitaire leva la tête et contempla la Grande Roue. Il remarqua qu’une seule nacelle, tout au sommet de l’attraction, était encore allumée. Il s’approcha de la guérite et demanda au préposé s’il pouvait encore grimper à son tour. Mais l’homme, d’un ton résolu, lui dit que non.

— C’est donc fermé, dit le promeneur interloqué, c’est bien le sens de vos paroles.

— Pas au sens habituel du terme, concéda l’homme.

— Expliquez-moi cela.

— C’est fermé, mais pas tout à fait.

— Vous voulez dire que c’est réservé à quelqu’un ?

Le promeneur, ayant soudain une intuition, poussa plus loin :

— Cela a quelque chose à voir avec l’occupant de la cabine éclairée tout en haut ?

Le préposé ne s’attendait apparemment pas à ce coup, et ne répliqua pas immédiatement. Mais c’était un vrai professionnel : et il trouva tout de même une parade :

— C’est un client assidu : je lui permets parfois de prendre ses aises.

— Et si, moi aussi, je veux parfois prendre mes aises…, répondit le promeneur avec une certaine irritation. Et il fait quoi exactement, tout là-haut ? A moins que vous ne le sachiez pas, ou que vous regarderiez d’un autre côté le temps qu’il y reste…

— Pas la peine de lâcher de telles insinuations, grommela le préposé. Ni l’un ni l’autre, évidemment. D’ailleurs, je contrôle tout.

Et il désigna une batterie d’écrans à côté de la caisse, dont un seul était opérationnel, mais dont l’image était à ce moment volontairement brouillée.

Le promeneur ne parut pas satisfait pour autant :

— Et j’imagine que vous ne me montrerez rien.

Soudain, avant que le préposé puisse répliquer, une voix grésilla dans son microphone :

— C’est fini pour ce soir, c’est le moment de descendre.

Le préposé dit aussitôt qu’il entamait la manœuvre ; mais, toujours troublé par la proximité du promeneur, il procéda d’une manière trop brusque et la machine eut un léger soubresaut, avant de revenir à son cycle normal. L’homme finit par dire :

— Il faut que vous partiez maintenant, je ne puis vous autoriser à rester là.

— Oh allons, répondit placidement celui-ci en se retournant un bref instant et jeter un regard derrière son épaule : si c’est pour me faire croire que la foule déchaînée derrière moi s’impatiente, je crois que je vais plutôt attendre et rester.

Soupesant la détermination de son interlocuteur d’un soir, l’homme, qui ne manquait pas de ressources, décida de faire une concession. Il restaura les images prises juste avant le démarrage de la nacelle. On y voyait un homme de dos qui se levait, ramassait des feuilles de papier sur une petite table et les pliait avant de les mettre dans l’une des poches de son veston.

— Vous voyez, dit le préposé, rien que de très normal.

— Il écrit.

— En effet, il écrit parfois là-haut. Le lieu l’inspire, je crois : et toujours au sommet de la courbe, pour avoir un point de vue plus complet sur les entrelacs et les « plis sinueux » de la ville en contrebas.

— En somme, dit presque rêveusement le promeneur, on peut vous voir comme des veilleurs… Puis, fixant à nouveau le préposé, il ajouta : Il vous montre parfois ce qu’il écrit ?

— Il lui arrive de laisser des feuillets dans la nacelle, et alors je les conserve – pour moi. Pour ce que j’en sais, il écrit là-haut sur toutes sortes de sujets.

Le moteur de la machine continuait à gronder doucement. Le promeneur, après avoir reculé de quelques pas vers l’esplanade, observait la nacelle illuminée qui approchait lentement du sol. Mais il ne discerna pas grand-chose de la suite.

La nacelle était déjà plongée dans l’obscurité quand l’écrivain en sortit. Le promeneur perçut qu’il donnait l’accolade au préposé, et entendit qu’il lui souhaitait une bonne nuit. Puis il crut distinguer une silhouette fugitive qui marchait dans sa direction et passer à côté de lui comme dans un souffle. Il vit encore une feuille de papier qui tombait à ses pieds. Il se pencha pour la ramasser.

Puis il chercha une devanture assez éclairée et commença à lire.


Décembre 2020


bottom of page