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Vignette normande

Jean-Claude Tardif

Pour 

Werner Lambersy

Les mots! On croit les savoir, mieux, les connaître. En faire usage, bon ou mauvais. On pense qu’ils sont là pour nous aider à penser, à dire… à vivre. Et puis vient le moment où l’on a besoin d’eux, vraiment, intensément! C’est alors qu’ils se dérobent, se détournent de notre langue, la “vernaculaire”, celle que de tout temps nous avons employée pour parler avec lui, ne nous sert qu’à peine pour parler de lui, l’ami. Nos mots nous échappent pour lui dire le plus simple, l’essentiel, tout ce que nous pensions avoir le temps de lui dire. Car on n’imagine jamais le silence, celui qui nous laisse sans voix, parce que nous le nommons simplement, soudainement, d’un autre vocable.

 

Nos mots, nos poèmes se dérobent d’avant la mort. Qu’importe si nous les avons partagés tant et tant. Ils ne nous apprennent plus que la perte. À jamais ils me taisent ta présence, mon frère choisi. Je sais que nous ne les mâcherons plus ensemble, comme nous le faisions d’un vin de compagnie, dans les parages de Ferney-Voltaire ou dans le wagon-restaurant d’un train de nuit qui nous emmenait vers Milan.

 

Ta mort me laisse sans voix — j’allais dire, quasiment, sans voie — celles que nous empruntions sur les hauteurs d’Étretat ou pour nous rendre en ce bout du Monde, qui se trouve non loin du Havre. Nous marchions vers ce cap, en suivant des yeux les cargos, chimiquiers et autres vraquiers qui doublaient la citadelle au sortir du port, pour gagner un ailleurs. Une Amérique, à chacun la sienne! Sans le dire, tu partais avec eux dans un voyage qui nous ramenait au poème, à la parole ou à Coïmbra; la même chose peut-être, le même espace pour peu qu’on sache regarder et aimer ce que nos yeux nous offrent. Puis nous partions, galopins, faux-monnayeurs du verbe vers Cuverville, saluez Gide, parfois nous poussions même jusqu’à Varengeville pour saluer Barque et ses vitraux avant qu’ils ne s’écroulent dans la mer. Le cimetière avait le calme des hors-saisons, la chapelle était fraîche; au pied de la falaise la rumeur des vagues nous chantait un avenir fragile. Parfois, au retour, nous entrions au Ho Bing pour y déguster des plats vietnamiens. Le patron semblait toujours nous y attendre avec des mots affables. Le plat posé entre nous, nous mangions lentement en buvant un thé au jasmin, fumant, que notre hôte nous servait sans cérémonie, en nous parlant des siens, partis pour Brooklyn ou la Floride — peut-être avaient-ils embarqué sur l’un de ces navires qui chaque jour et toutes les nuits quittaient le port du Havre. Il ne nous disait pas, peut-être ne s’en souvenait-il plus. Il y avait si longtemps de cela. Il nous montrait les photos jaunies de cette famille d’outre-Atlantique et nous restions là, à discuter longuement. “Il faisait ce métier pour voir du monde”. Ainsi nous attendions l’heure du train, qui te ramènerait sur Paris non sans que fût faite la promesse des retrouvailles.

 

Aujourd’hui, je me promène seul et pourtant avec toi. La mémoire est un GPS. Les mots ne se disent plus de la même manière mais les poèmes s’écoutent toujours dans l’épaisseur du vent qui vient de la mer. Je m’assois encore, bien que plus rarement dans la grande salle des “Roches blanches” pour boire du vin et fumer un cigare cubain — le patron n’y était pas opposé t’en souviens-tu, pour peu qu’il se joigne à nous. —Il m’arrive aussi de passer devant le Ho Bing, j’y entre pour saluer le patron, qui, toujours, me demande de tes nouvelles. Il faudrait que je lui dise, que tu as pris un navire, que tu t’es embarqué. Mais que lui répondrais-je, si l’envie lui prenait de me questionner sur sa destination?

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