Werner Lambersy
Daniel De Bruycker
Pour
Werner Lambersy
Murs d’échiffre
dans les hauteurs de l’air
Toi,
le dalang
l’envoûteur par les signes,
l’homme-lampe aux poupées d’ombre
imagier de mirages où se cogner le front
estampeur de nuages fracasseurs d’avions
sourcier de rivages où ici n’a plus pied
de confins où nulle borne ne tient
cracheur de cendres buveur d’encres
chercheur au doigt mouillé
agitant le tube à essais de ton âme
trempant la plume dans le jus de momie du passé
jongleur de balle batteur de son
foulant les aires en plein vent du poème
t’écroulant hors d’haleine, immobile enfin
et c’est la lumière qui danse
toi le comptable des sacs et jarres de l’offrande
des viscères roulant sur le carreau du temple
des passages d’oiseaux dans la fronde du vent
des points et traits sur le dé du réel
chanteur de rythmes sur l’enclume de l’air
accordeur d’orgues silencieuses
quoique ragent les soufflets
et tonnent les buffets
ô toi charmeur d’esses serpents
toi l’affûteur d’erres rapaces
jongleur d’os roulant depuis l’origine
lanceur de dés jusqu’au bout du hasard
greffier des feuilles dans le souffle
gratteur de crânes fendus au feu
frotteur de runes sous le dolmen du ciel
affolant affolé, penché sur les encens du chant
*
Et pourtant, dis-tu,
l’absolue, tu ne l’as pas connue
la joie, la pure joie
tu ne la connais pas
ou ne serais pas là
la beauté, tu ne l’as pas vue nue
ou serais-tu jamais revenu ?
Et pourtant non, dis-tu,
aucun de ses sept voiles
tu ne l’as ramené,
la beauté, ni l’amour, ni dieu même,
ni la mort, ni le poème
ni le silence, ni l’autre, le dernier
elle ne les a ôtés
et ainsi il te faut retourner.
Et pourtant, pourtant, ris-tu,
le néant d’où tu étais venu,
où tu t’es retrouvé,
homme nu dans la neige
seul à perte de vue,
le néant où tu seras perdu,
enfant né sous les linges
d’une blancheur inconnue,
pourtant, ris-tu, pourtant...
Couper ici, 1998
***
À Werner Lambersy, in absentia
1
Sur le lit le corps a trouvé
sa juste position
peut-être aussi sa place
Sur le corps les plis de l’étoffe
ont acquis leur drapé
l’ont sculpté dans la masse
Un peu plus loin l’esprit
a choisi son posé
ce n’est plus lui qui passe.
2
Les cris (il y en eut
de clairs, de rauques, de rentrés)
les cris se sont tus
Les phrases n’enchaînent plus
les mots, en un sens les libèrent
un son à la fois : de l’air
On ne distingue plus
le frappé des consonnes, le tenu des voyelles
cela coule, un lent murmure.
3
Le corps s’apaise
les spasmes qui longtemps
ont parcouru les membres
contents d’attendre : la proie est cernée
les tensions, les torsions
qui crispaient les organes
peuvent se détendre : cela ne fuira plus
les halètements, les grognements
se taisent, car cela n’a plus peur.
4
Les mains inertes
comme deux servantes
couchées maintenant de part et d’autre
non qu’elles ne puissent plus saisir
si elles voulaient, et retenir
non plus qu’elles ne veuillent
enserrer, ou seulement caresser
mais qu’il n’est là plus rien
à emporter, ou à quoi se tenir.
5
Et nous, de même à ses côtés
d’attendre, muets comme talus
d’une route où rien ne passe
un coup de vent
nous bouleverserait,
un vol de bruants
la cloche au loin d’une église –
il faudrait pourtant
que quelqu’un nous dise...
6
Et ainsi d’attendre
aux aguets d’une ultime parole
à cueillir sur ses lèvres
comme une devise finale – après tout cela !
ou une promesse – sinon tenue, du moins
dont pour une fois on ne démordra pas !
ou un adieu enfin – mais pourquoi
nous dire adieu, lui qui sait bien
que nous emboîtons le pas ?
7
Un soupir : ample, profond
relâchant l’air et le reste
tenu longtemps de haute lutte
soupir sans lassitude
n’ayant plus rien à renoncer
sans regret, tout ce qui est échu
devenu inéluctable
sans dérision non plus
car la suite n’est rien de plus sérieux.
8
De sa bouche désormais sans parole
sans le sourire ni le rictus
l’officiant approche un miroir rond
pour déceler, ultime fantôme
la buée d’un reste de souffle,
comme un poème encore ?
ou pour y observer
ce qui vient après
de plus limpide.
9
Les yeux soudain cessant
de regarder, peut-être pas de voir
n’observant plus, peut-être
d’avoir aperçu ; ne cherchant plus
étant trouvé ?
le rite voudrait que l’on passe
une main sur ce regard-là
et baisse les paupières ;
je ne le peux pas.
Inédit (Nouvelles Neuvaines), 2022
© Jean-Pol Stercq