Cet arbre qui cache la forêt
Eric Brogniet
Pour
Francis Chenot
Plus les racines d’un arbre plongent profondément dans le sol, plus ses branches et son feuillage occupent d’espace. Il n’y a de réelle ouverture au monde qu’ainsi…
Francis Chenot
Une autre chanson, sept.-oct. 1994, n° 50.
Par le pays de l’enfance et sa mémoire enracinée, la terre d’Ardenne et ses images matricielles — la pierre et le feu, l’ardoise et le schiste, l’arbre et la forêt, le sang et le miel — mais aussi l’appel du large, l’espace en son possible écart — Baudelaire, Rimbaud; par le temps profond, les flux et reflux de la vie entre révolte et désespérance; par le silence, condition d’une émergence de la parole et du dialogue avec soi-même et avec l’autre, voici comment approcher l’œuvre riche et forte d’un poète qui fut souvent cachée derrière l’arbre visible d’une grande humilité et d’une fondamentale pudeur d’âme:
J’ai dit un pays avare de paroles
– il sait le prix du pain —
il porte à bout de bras sa pauvreté
comme les arbres d’un ciel avant la neige
Ardoise saigne. Chêne saigne
(il en a l’entêtement l’écorce)
Soleil noir des fougères sur la langue
Ceux qui l’habitent ont blé de justice
générosité du miel en août
Mémoire de schiste, 1981.
Le substantif Chenot, du gaulois cassanos “chêne”, est peut-être emprunté à une langue pré-celtique. L’étymologie gauloise de cassanos est en effet en rapport avec celle de casse, c’est-à-dire bouclé, qui “indique une vieille métaphore désignant cet arbre comme le touffu, l’enchevêtré, terme proche du vieil irlandais cas, qui signifie bouclé, embrouillé, tordu.”[1] C’est un patronyme assez répandu dans l’Est de la France, notamment en Meurthe-et-Moselle, mais également dans les Ardennes françaises et en Ardenne belge. Ce toponyme fréquent, désignant de nombreux bois ou forêts, est aussi un nom de famille, diminutif du chêne, du petit bois de chênes et désignant celui qui habitait près d’un bois de chênes. Le substantif chesnot désigne aussi un jeune chêne. Né le 6 mars 1942 près de Petitvoir, proche de Neufchâteau, dans la province du Luxembourg belge, Francis Chenot porte son patronyme comme un signe distinctif de ses racines ardennaises et de ses aïeux, l’un garde-forestier, l’autre mineur d’ardoise à Warmifontaine. Ce chestrolais diplômé en philologie romane de l’Université de Liège fut encouragé à l’écriture par Robert Vivier et manifesta au cours de sa vie professionnelle de constants engagements envers la poésie, le blues et le jazz, la danse, l’édition. Jounaliste au Drapeau Rouge, organe de presse du Parti communiste belge, amoureux du Québec, ami du chanteur français Jean Ferrat, appréciant particulièrement Félix Leclerc, Léo Ferré ou Georges Brassens, il défendit longtemps, à partir de 1980, la chanson francophone d’auteur et toutes les musiques vivantes à la tête du magazine Une autre chanson. Aux côtés de Francis Tessa, il fut l’une des chevilles ouvrières essentielles à partir de 1964 des Éditions L’Arbre à Paroles, dirigeant la revue de poésie du même nom et contribuant à la création de la Maison de la Poésie d’Amay, où son frère Gery, décédé lui aussi depuis peu, travailla comme responsable de l’imprimerie. Poète discret, solitaire et silencieux, qui ne se mettait jamais en avant mais fut l’éminence grise des projets culturels auxquels il participa, Chenot a reçu le prix Arthur Praillet en 1997 pour son œuvre poétique. Paul Mathieu écrit à son propos:
Pour dire Francis Chenot en quelques mots, il conviendrait surtout d’esquisser le silence et la solitude. De ce couple étrange naît sa poésie, exigeante à l’image de la terre d’Ardenne. Son inspiration plonge au plus vif de l’ardoise et marche parmi les arbres de la haute forêt, loin des foules et des rumeurs […].[2]
Nous devons à son ami le plus fidèle, Guy Léga, certaines précisions importantes permettant de cerner un peu mieux la topologie intime d’un esprit peu disert en confidences publiques. À la suite des événements de Mai 68 à Paris comme lors du Printemps de Prague, Chenot se rallie à une position anarchiste, rebelle par rapport à toute particratie ou idéologie dominante. Outre ces événements politiques factuels, la faillite de la gauche communiste après 1956, les événements de la guerre de 1940-1945 et la Shoah auront une influence sur sa position intellectuelle. On comprend sa répulsion pour les crimes staliniens. On sait moins que son profond intérêt pour le mouvement juif ashkénaze — dont le BUND était d’inspiration socialiste libertaire — pourrait peut-être s’expliquer par une hypothétique judéité présente dans son arbre généalogique. À cet égard, on notera que la plus ancienne communauté juive de Belgique est implantée depuis l’époque romaine à Arlon, chef-lieu de la Province de Luxembourg. Chenot sera sensible à la marginalisation de la langue yiddish, il manifestera constamment de l’intérêt pour les populations minoritaires ou victimes de génocides — les Arméniens, les Kurdes, les Amérindiens. Il défendait les langues en voie d’extinction et dans le domaine culturel les formes marginales d’une culture de création authentique qui se trouve en butte au rouleau compresseur des industries culturelles. Cet intérêt pour la poésie (parente pauvre de la littérature), la musique des communautés marginales par rapport au courant dominant de la variété française et de la pop anglo-saxonne (le blues, le jazz, les musiques du monde, la chanson francophone d’auteur), son souci des langues minoritaires ou en danger allait de pair avec son intérêt linguistique pour les apports de la langue celte à la langue wallonne. Chez Chenot, l’enfance ardennaise, le silence et la solitude — que cet amoureux et traducteur des littératures hispanophones et lusitophones aimait à appeler du terme espagnol soledad, c’est-à-dire sentiment de la solitude —, le besoin d’une réflexion critique sur l’écriture et ses enjeux, vont par ailleurs de pair avec son goût pour la bande dessinée et dans le domaine musical avec une forme de surdité sélective sinon élective: Bach, Erik Satie, la bossa nova brésilienne, les musiques klezmer et tzigane d’Europe centrale, les musiques orientales et le jazz. Ce poète libertaire, dont la conscience du malheur a très tôt renforcé le mutisme, était aussi, on l’ignore, un grand lecteur de romans policiers et un philatéliste averti. Mais il appréciait aussi, et on l’ignore moins, le renommé tabac de la Semois qu’il consommait à travers une belle collection de pipes et les authentiques alcools du terroir ainsi que le fameux whisky irlandais des îles d’Aran…
Chenot, poète anarchiste, libertaire et agnostique, portait néanmoins un intérêt profond à la théologie: à cet égard, il considérait que le doute est à la base de toute pensée — son recueil Chemin de doute (2011) insiste à cet égard sur trois termes complémentaires à celui d’humilité: le doute, l’interrogation et le recommencement — et soulignait que, dans le Tétragramme, la vocalisation du nom de Dieu est interdite, impossible, renvoyant ainsi à la source d’un originel silence dont provient toute création. D’autre part, Chenot considérait comme l’œuvre d’un grand écrivain la Lettre (ou épître) de Jacques: l’argumentation de cette épître, qui manifeste une très grande connaissance de la Bible des Septante (la version grecque) tend à s’opposer à une compréhension de la doctrine chrétienne qui entend distinguer la croyance des œuvres. “À partir d’une prédication morale, l’auteur veut aborder des questions théologiques qui touchent la compréhension chrétienne de la Loi” analyse Claude Simon Mimouni. Dès lors, la prédication morale de cette épître “porte essentiellement sur les rapports sociaux entre les riches et les pauvres dans les communautés chrétiennes.” Les questions théologiques “ne sont traitées que par affleurement, comme justification de la prédication morale.”[3] Cette présence des questions spirituelles et d’éthique influence l’écriture poétique de Chenot autant que les images relevant de l’enfance, des racines sociales ou du topos ardennais. Son intérêt va aussi — bien qu’il n’ait jamais été proche, d’un point de vue esthétique, du mouvement surréaliste — aux surréalistes belges comme Scutenaire et Nougé. D’un point de vue éthique, là aussi, leur prise de distance avec une forme de dogmatisme ou la posture littéraire et la notoriété cultivées par les surréalistes parisiens était plus proche de ses propres convictions. Pour Chenot, en tous domaines, les actes doivent suivre les paroles.
Pour une analyse plus approfondie de l’œuvre de Francis Chenot, je vous renvoie à l’étude que lui a consacrée Paul Mathieu dans un numéro des Dossiers L ou sur le site https://www.liberamicorum.net/disparus/francis-chenot. Je veux toutefois mettre en exergue deux textes qui me semblent profondément signifiants de la position à partir de laquelle la parole poétique s’élabore chez ce poète.
Lettre du Québec
Du pays d’Yves Préfontaine, en mars 1987 et octobre 1991.
Je vous écris de convalescence Entre promesse d’érable et amitiés piégées des moissons engrangées ailleurs on reprend le chemin de l’exil Toute écriture est exil D’îles ou d’elles J’écris d’un pays qui n’a pas oublié l’hiver Qui se souvient En silence le plus souvent: pour pouvoir mieux crier ensuite Ici on m’avait appris à se taire pour pouvoir continuer à rêver Un silence qui ressemble à celui des miens: obstiné têtu Qui porte son fardeau de mots tenus rendus à pas lents sur la neige
J’écris d’après les blessures (mais qu’importent que vous importent ces blessures: elles sont miennes et je suis seul à pouvoir les guérir? Guérit-on jamais? Et si tant est tes doigts sauront-ils parcourir l’itinéraire secret des cicatrices?
Le principe de solitude, 1992.
Soledad et saudade, notions et ressentis profonds dont procèdent les poésies espagnole et portugaise, sont reliés chez Chenot à l’aveu d’une blessure dont le poète ne dira jamais rien mais qu’il évoquera sans cesse comme source même de son écriture. À plusieurs reprises aussi il y ajoute le nomadisme existentiel sinon psychique et la notion d’écart. La parole est née d’une blessure comme le poème est — ainsi que le notaient, à la suite de Blanchot et à propos de la traduction, Fernand Verhesen ou encore André Du Bouchet — l’appel du muet. Tout poème est donc écrit en langue étrangère. Chenot l’exprime non seulement dans Le principe de solitude et son prolongement mais aussi dans Désir de désert (1996):
Écrire c’est toujours du silence:
un acte d’humilité ou de révolte
afin que se révulse la peur
Pour peu que les mots flambent
leur cendre est nourricière
quand la désespérance embrase
les hauteurs de la solitude
D’autre part, l’œuvre de Chenot ne mentionne pas ou très peu la femme et l’amour:
Elle dans l’escalier. Elle qui revoit sa vie. Une pauvre petite vie. Pour rien. Reste cette étrange blessure de soi. Une blessure que même la douceur de l’obscurité, l’étreinte de la nuit ne pourront apaiser cette fois. Elle le sait, elle le sent. Blessure ouverte? Même pas. Ce sont les cicatrices qui la font souffrir. Des cicatrices plus douloureuses que la blessure même. Des cicatrices qui aujourd’hui suppurent. Et ce vertige qui la reprend, là, dans l’escalier. Ce vertige auquel elle ne pourra plus résister, ne voudra plus résister. Ah, s’y laisser aller tout entière! Lui céder, comme à un homme, le seul homme qu’elle aurait aimé vraiment. Définitivement.
Elle dans l’escalier,1993.
La femme est ainsi évoquée de manière fort discrète sinon même secrète: elle est associée chez lui à l’églantine, cette fleur fragile et si libre ou rebelle qui a pris le maquis (Petits matins, 2009), ou encore à la lune et à la louve (De deux choses lunes, 2010). La Lune représente notre monde imaginaire. Elle est aussi la gardienne de notre enfant intérieur, de notre instinct profond et de notre besoin de sécurité primaire. D’autre part,
La louve revêt toujours un symbolisme ambivalent. […] Dans son aspect positif, la louve se présente comme la figure de la mère nourricière et protectrice […]. Dans son aspect négatif, elle est symbole de débauche, de passion amoureuse, de désir sensuel, de rapacité et de voracité. Vue sous cet angle, la louve devient une image de la mère dévorante.[4]
Fragile et rebelle, protectrice ou castratrice, la figure féminine est complexe dans la poésie de Chenot. Elle est associée au violoncelle, avec Elle dans l’escalier (1993), dont le sous-titre est révélateur: Petite pièce pour femme seule et violoncelle. Le rapport ici encore est ambivalent: si les courbes du corps féminin et de l’instrument de musique en soulignent l’équivalence formelle voire l’érotique, cette “pièce”, qui demande à ses interprètes improvisation musicale et danse mais aussi jeu expressif avec le silence, se conclut par le suicide de l’héroïne. Il ne semble pas y avoir d’amour heureux dans la poésie de Francis Chenot mais une approche constamment remise en question, une tension vers une complétude inatteignable ici-bas…
Éric Brogniet
[1]Jean-Paul SAVIGNAC, Dictionnaire français-gaulois, Paris, La Différence, 2004, p. 89.
[2]Paul MATHIEU, Francis Chenot, Marche-en-Famenne : Service du livre luxembourgeois, 1995. Dossiers L.
[3] Claude Simon MIMOUNI, Jacques le Juste, frère de Jésus, Paris : Bayard, 2005. Chap. IX : Les Epîtres canoniques de Jacques et de Jude - L'Epître apocryphe de Jacques.
[4]Sibusiso Hyacinth MADONDO, « Pecunia non olet » : la louve et la mammalité ambivalente, IRIS [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 01 avril 2024.
URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1556
@ Eric Brogniet